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Milan Kundera, Les Testaments trahis

« Kundera, par exemple, c’est la perfection. Pas une photo de lui, pas une interview. De temps en temps, il se montre pour faire une communication dans une université. Voilà, ça, c’est la perfection. »  Tonino Benaquista

 

En Europe malheureusement, l'art n'est pas considéré comme une unité historique, la littérature mondiale apparaît comme la collection, la juxtaposition des littératures nationales. [1]

Goethe l'avait déjà dit plusieurs fois en son temps : le temps des littératures nationales est révolu. Premier temps de la mondialisation littéraire. Mais son testament est resté "lettre morte". Analyser un roman comporte deux approches : le contexte national pour saisir son rôle dans l'histoire d'un peuple, ce qu'il lui a apporté, ainsi qu' un contexte plus large, européen ou mondial, pour le saisir en tant qu'œuvre d'art, savoir ce qu'il a transmis à l'art du roman, quels aspects existentiels nouveaux il a su explorer, quelles nouvelles formes il a su mettre en valeur. Toujours selon Goethe : « seul le contexte supranational peut révéler la valeur esthétique d'une œuvre. »

 

Par exemple, l'essai Jacques le fataliste de Diderot, ne représente pour la littérature française que peu de choses alors qu'au niveau européen, il se présente comme une œuvre capitale par la novation de sa forme romanesque on s'inspire encore. Alors qu'à contrario, un écrivain scandinave serait catastrophé de voir l'un de ses romans présenté uniquement sous ses aspects locaux, comme un support de connaissances ethnologiques.

Les interactions sont portant nombreuses parmi les romanciers européens. Broch a trouvé en Joyce ses propres résonances, André Gide a largement contribué à la reconnaissance de Dostoïevski, Ibsen à celle de George Bernard Shaw, André Malraux a révélé l'importance des grands romanciers américains des années 1930, ou également le meilleur livre sur Gombrowicz a été écrit par l'écrivain grec Proguidis, qui ne connaît même pas le polonais. On pourrait aussi en citer beaucoup d'autres que même la barrière de la langue n'a guère gênés, c'est Scarpatta, un non hispanique, qui a le mieux compris l'œuvre de Carlos Fuentes et c'est un russe Bakhtine qui a le mieux traduit l'esthétique de Rabelais. Et ce ne sont que quelques exemples et non des exceptions censées confirmer une quelconque règle car l'éloignement donne en général un meilleur recul pour mieux saisir la valeur esthétique d'un œuvre.

Le roman et l'humour

« L'humour, écrit le prix Nobel Octavio Paz, est la grande invention de l'esprit moderne. » D'où l'importance de Rabelais , la pétulance de son style, le mélange de non-sérieux et de terrible dans le Quart-Livre avec l'épisode des fameux moutons de Panurge. L'humour, invention du roman, « rend tout ce qu'il touche ambigu » précise Paz. A travers Panurge et ses aventures rocambolesques, l'auteur voit dans l'humour comme « l'ivresse de la relativité des choses humaines. » (page 47)  L'apport fondamental du roman est de donner une ouverture d'esprit qui aide à comprendre autrui et crée un monde où tout jugement moral est suspendu.

Un homme, s'il se définit par des actions qui finissent par se retourner contre lui, par sa vie intérieure, -mais se connaît-il vraiment-  par sa vision du monde  tels les personnages de Dostoïevski mus par leur logique internes ou ceux de Tolstoï, plutôt portés par les événements.  Mais selon Thomas Mann, l'autonomie de l'individu est très relative, soumise à tous les pré-requis de son ascendance, ce qu'il nomme "le puits du passé". Beaucoup d'œuvres contemporaines se situent à côté du roman car « les grandes œuvres ne peuvent naître que dans l'histoire de leur art et en participant à cette histoire. » Milan Kundera voit 3 grandes phases dans l'évolution du roman : l'improvisation avec Rabelais, Cervantes ou Diderot, la composition complexe du XIXème siècle et la "musicalité", la recherche contemporaine de l'harmonie comme dans Les Somnanbules de Broch ou Les verserts sataniques  de Salman Rushdie. [2]

 

Art musical et romanesque

Deux esthétiques se sont imposées au cours de l'histoire, Webern fit redécouvrir Bach, Rabelais et Cervantès furent largement revisités et entre temps, romantisme et réalisme à la Zola dominèrent le roman. En musique, que n'a pas entendu Stravinski, convoqué au « tribunal des sentiments » quand il disait que la musique « est impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état métaphysique. » [3]

Kundera prend l'exemple d'œuvres de Janacek et Bartok qui alternent mélodies "subjectives" et bruits naturels concerts. Il enchaîne sur Stravinski, sa blessure indélébile de l'exil -la Russie sans retour- qu'il compense par une ouverture à touts les formes de musique qui se sont succédé. Progressivement, le chant continu s'estompe, la mélodie domine, réduite mais expressive, facilement mémorisable et capable de fixer les émotions. Les musiciens contemporains refuse la dictature de l'émotionnel comme les écrivains contemporains rejettent celle de la vraisemblance.

    Béla Bartók  Leos Janacek et Bela Bartok

 

L'évolution du roman

En littérature, la qualité n'est pas liée à la richesse du vocabulaire, elle dépend « de l'intention esthétique  » qui irrigue l'ouvrage.  [4] Justement, à partir d'une nouvelle d'Hemingway Collines comme des éléphants blancs, Kundera retrace les stéréotypes relationnels du couple à travers un dialogue dépourvu d'enjeux. Les détails, les subtilités d'une situation et sa réalité s'effacent peu à peu et à jamais « car le souvenir est une forme de l'oubli. »

Au 19ème siècle, le roman se donne comme objectif de saisir « la réalité fuyante du présent, » structurant le récit en scènes -comme au théâtre- il nomme ainsi "théâtralité" cette nouvelle esthétique, basée sur une intrigue unique, avec les mêmes personnages, et se déroulant dans un court laps de temps. C'est Flaubert qui réagit le premier contre cette esthétique du roman. [5] Kundera parle de « découverte de la structure du moment présent...  la co existence perpétuelle du banal et du dramatique sur laquelle nos  vies sont fondées.

Flaubert concentrait dans une scène plusieurs contenus émotionnels faits de situations dramatiques banales (ce qu'il appelle "les motifs antithétiques"), introduisant un contrepoint à chaque situation comme le fera Janacek en musique. [6]

 

Techniques et ironie romanesque

La difficulté à laquelle s'est heurté l'art du 19ème siècle, que ce soit la musique de Beethoven ou le roman de Balzac, repose sur une dichotomie entre la virtuosité, l'expressivité du texte ou de la partition et les techniques élaborées qui s'apparentent à des modes de fabrication. C'est par exemple « la minutieuse logique causale » qui donne au roman toute sa puissance d'imagination et permet de « fabriquer l'illusion du réel » . Cette logique qu'on trouve encore chez un romancier comme Thomas Mann est battue en brèche par Hermann Broch et Robert Musil qui se concentrent sur le devenir de la condition humaine  et aura d'importantes conséquences sur la structure même du roman. [7]

    

Les viennois Hermann Broch et Robert Musil

 

A partir de son roman Le Livre rire et de l’oubli, Milan Kundera définit l’ironie comme une interaction entre les dialogues, les situations, les personnages, relations complexes qui demandent une lecture très attentive pour saisir les ces rapports ironiques. Celle de Joseph K dans Le procès provient de la tension entre son état d’infériorité (il est menacé d’arrestation) et son désir de conserver sa dignité. C’est en fait par l’ironie qu’il devrait parvenir à dominer son échec, seul moyen, tant que faire se peut, de rééquilibrer une situation intenable. Il se sent « culpabilisé » (alors qu’il ne l’est pas) et ce comportement met à mal sa dignité. [8] Cette situation débouchera sur une épreuve de force avec le tribunal, qui va tourner court. Finalement, tout le monde pense que K est coupable, même son oncle qui se soucie uniquement des retombées de tout ceci sur la famille. Décontenancé, il s’auto-accuse, cherchant dans son passé l’explication de sa situation présente, cautionnant ainsi implicitement l’accusation. Il ira même jusqu’à aider ses ennemis en refusant l’aide de policiers, s’identifiant ainsi à ses bourreaux. [9]

 

 L'identité

 Si l'identité des personnages peut être ancrée dans leur idéologie comme chez Dostoïevski, elle apparaît souvent comme plus fluctuante, liée à un événement, préparé par d'autres événements, ténus ou anecdotiques ont pu passer inaperçus, « une conspiration de détails » écrit Kundera. Par exemple, la discussion entre Pierre Bezoukhov et André Bolkonski dans Guerre et Paix, précédant la décision d'André de quitter sa condition d'ermite. C'est tout le sens d'un roman que d'explorer les arcanes de l'âme humaine, de rendre concret sa profonde vérité entre les changements qui l'affectent tout au long de sa vie, de pointer les temps forts qui provoquent ces changements; par exemple, "l'illumination subite" qui transforme Pierre Bezoukhov d'athée en croyant ou le retour à la vie d'André Bolkonski après sa grave blessure. La logique s'efface au profit écrit Tolstoï « de tout ce travail illogique  et secret qui se faisait au-dedans de lui. »

 

Le procès contre le siècle

Le danger est de juger un écrivain à l'aune de sa biographie. Si son action, surtout dans les temps difficiles où certains d'entre eux sont persécutés, peut être parfois considérée comme un engagement "scandaleux", elle n'hypothèque en rien la valeur et la portée de son œuvre. Celle de Céline par exemple, si souvent décriée, « contient un pouvoir existentiel » consubstantiel à son parcours politique. D'une façon plus générale, l'histoire a sa propre dynamique qui échappe largement aux hommes. Selon Tolstoï dans Guerre et Paix, les responsables « étaient des instruments inconscients de l'histoire, ils accomplissaient une œuvre dont le sens leur échappait. »

Depuis Balzac, les écrivains s'intéressent à la société, à l'histoire en tant que nouvelles dimensions de l'existence humaine, faisant ressortir les conséquences existentielles de l'impact de l'histoire sur une époque donnée. De même la musique, de sentimentale est devenue "extatique" dans le rock. Sa morale n'est plus celle du procès, elle est devenue permissive, privilégiant l'individu centré sur lui-même, un nombrilisme collectif générateur de culpabilité (surtout pour le père) ou inversement déculpabilisant pour les dérives dues à « l'extase émotive. »

 Selon Milan Kundera, le XXème siècle est largement passé à côté des initiateurs du roman moderne, effacés par des auteurs comme Jean-Paul Sartre,  dont l'œuvre esthétique et le testament littéraire ont été ignorés. C'est le cas de Gombrowicz avec Ferdydurke et son Journal, Hermann Broch et Les somnambules et même Robert Musil ou Franz Kafka qui toute leur vie ont connu une grande solitude esthétique. Sur la liberté de l'individu, il prend d'abord un contre exemple, repris de L'insoutenable légèreté de l'être, celui de Jan Prochozka dont les écoutes téléphoniques dont il est victime sont diffusées en feuilleton sur les ondes tchèques puis cite l'exemple de son ami islandais qui ne divulgua jamais le secret de son ami intime, pas même à sa femme qui lui en voulut.

 

 Kafka, son œuvre, son testament

* Sur Kafka, voir le fichier L'univers de Kafka et les chapitres suivants : chapitre Franz Kafka et Max Brod, chapitre Kafka, Le Procès, chapitre Le testament de Kafka

    Max Brod et Franz Kafka (à droite)

 

 Le testament de Gombrowicz [10]

Gombrowicz quitte son pays la Pologne en 1939 à trente-cinq ans, emportant avec lui un seul ouvrage Ferdydurke, un roman à peu près inconnu. En Argentine où il s'est exilé, il souffre de solitude, boudé par les grands écrivains latino-américains. Après une longue période de quatorze ans, il s'attelle en 1953 à l'écriture de son Journal où il évoque surtout, non pas sa propre condition, mais une espèce de testament où il tente de comprendre ce qu'il est lui-même et ce qu'il a écrit.

Il se définit a priori par un triple refus : celui  de l'art engagé, plus précisément de son engagement politique de l’émigration polonaise, celui d'un nationalisme polonais ancré dans la tradition du pays et de son héritage romantique, celui d'un certain modernisme occidental de ces années 50-60 qu'il trouve « déloyal envers la réalité, » trop théorique et pas assez tourné vers la réalité. Sa position, incomprise à son époque, montre bien la difficulté de séparer les aspects historiques et sociologiques des aspects purement littéraires d'une œuvre.

Wiltold Gombrowicz et Lucrecia Ercole


Notes et références

[1]  « Pour en rester au roman, écrit Milan Kundera, Sterne était inspiré par Rabelais, Diderot par Sterne, Goethe par Diderot... » des inter influences supranationales.

[2] A travers Panurge et ses aventures rocambolesques, Kundera voit l'humour comme «
l'ivresse de la relativité des choses humaines. » (p 47)

[3] Igor Stravinski, "Chronique de ma vie", 1935

[4] Richesse du vocabulaire chez Fuentès par exemple, contrairement  à Hemingway

[5] « Flaubert notre maître le plus respecté » écrit Hemingway à Faulkner. 

[6] Voir son analyse de la composition de Janacek pages163 à 168

[7] Voir mon article intitulé Le roman de Thomas Mann à Robert Musil

[8] Voir l'ironie tragi-comique de la situation à travers l'exemple du rendez-vous bizarre pages 244-245

[9] « Après 1948... j'ai compris le rôle éminent que joue l'aveuglement lyrique au temps de la terreur qui, pour moi, était l'époque "où le poète régnait avec le bourreau" (La vie est ailleurs) » écrit Kundera page 186

[10] Milan Kundera, Les testaments trahis, neuvième partie : « Là, vous n’êtes pas chez vous, mon cher », éd. Gallimard, Paris, 1993.

Voir aussi

* Milan Kundera, Les testaments trahis, éditions Gallimard, 336 pages, juin 2000, isbn 2-0704-1434-5

* Kundera, Les testaments trahis, article du Monde magazine, 28 août 2009

* Une rencontre de Milan Kundera, article du Figaro

* Milan Kundera, Comptoir littéraire

* L’écriture selon Milan Kundera

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16/06/2013
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