L'univers de Kafka
Franz Kafka (1883-1924) en 1906
Kafka et Max Brod
Selon Max Brod, Kafk était un homme « profondément religieux », qu'il illustre dans les essais qu'il lui a consacrés [1] et qui, malheureusement, ne sont jamais replacées dans le contexte de l'histoire littéraire. Conformément à ce que recherchait André Breton, Kafka est parvenu à réaliser « la fusion du rêve et de la réalité. » Ce qui importe, c'est la « densité de l'imagination et de l'inattendu » qu'on trouve en particulier dans le chapitre III du Château, ce jeu d'amour pitoyable et plein d'invention entre les personnages de K, Frida, Klamm et les deux aides. [2]
Kafka et l'imagination
Ce qui caractérise d’abord Franz Kafka, c’est une imagination débridée qui s’exonère de la vraisemblance. (p 44) Le roman qui le dévoile le mieux est sans doute Le royaume enchanté de l’amour. Son héros Nowy est le portrait flatteur de son ami Max Brod avec comme fil conducteur, un individu bien décidé à se venger des coups tordus que lui a fait Nowy. Le plus intéressant, ce sont les nombreuses situations où domine le hasard, où l’on rencontre en pleine mer sur un bateau, dans une rue d’Haïfa, les personnages pris entre le tragique et le comique, Garta le portrait de Kafka, triste espèce de « saint » [3] qui ne peut guère aider son ami Nowy à résoudre ses problèmes de cœur.
Il fait une caricature grinçante des romans d’amour et du romantisme. (p 52) Garta est un anxieux, un exalté qui voudrait que Nowy-Brod détruise ses écrits après sa mort mais Nowy veille car, selon lui, même à l’état de simples essais, ils apportent « aux hommes errants dans la nuit le pressentiment du bien supérieur et irremplaçable vers lequel ils tendent. » (p 54)
Sa maison de Prague (en bleu au n° 22)
Max Brod a été le chantre de son ami Franz Kafka et a largement contribué à la promotion et à la diffusion de son œuvre à travers son action, ses préfaces et ses essais. Pour Brod, l’essentiel réside dans la vie de Kafka, avant son Journal et ses œuvres de fiction. Il a ainsi engendré une véritable « kafkamanie » où la biographie explique l’œuvre, où l’analyse du contexte –le monde réel- et de son imagination le cède à la glose censée expliciter des « paraboles philosophiques ». (p 59) Brod a un peu triché quand a l’arrangeait, par exemple en censurant certains passages du Journal [4] car Kafka ut l’un des premiers avec Joyce à introduire la sexualité dans ses romans, ses ambiguïtés, son ambivalence entre attirance et répulsion. On en trouve des exemples dans son roman L’Amérique, quand le jeune Karl Rossmann est "exilé" pour avoir engrossé la bonne, un destin qui parfois dépend des petits riens de l’existence. Brunelda aux petites mains grasses, au double menton, « démesurément grosse », est un personnage à la Fellini, grandiose et pitoyable à la fois, qui déclenche des scènes bouffonnes comme quand, recouverte d’un châle, un policier la prend pour un sac de patates.
Autre exemple représentatif dans Le Château, en particulier dans la scène d’amour entre K et Fieda, coït furtif avec une « petite blonde insignifiante » derrière un comptoir de bar avec tout de même ajoute-t-il « des battements de cœur communs ». Kafka a en fait réalisé ce qu’André Breton appelait « la résolution du rêve et de la réalité. » Dans cette scène, l’imagination de Kafka se manifeste aussi bien à travers un univers poisseux fait d’étrangeté et de nostalgie que par une recherche d’inattendu pour surprendre le lecteur et de brefs enchaînements des situations. [5]
Max Brod et Franz Kafka. Ils se rencontrent à l'Université Charles de Prague en 1902
Des personnages secondaires comme les deux aides du Château jouent un rôle distinct, possèdent leur propre signification à la fois burlesque, « des empêcheurs de tourner en rond », des voyeurs contemplant la scène d’amour entre K et Frieda, interrompue par Klamm son mari, et inquiétant, des intrusifs qui s’insinuent constamment dans la vie privée des autres. Gabriel Garcia Marquez a un jour confié à Milan Kundera que « c'est Kafka qui m'a fait comprendre qu'on peut écrire AUTREMENT », c'est-à-dire saisir le réel à travers une dimension ludique tissée de fantaisie.
L'apport des romanciers de cette génération dont Kafka est le prototype, est d’ordre esthétique : allier réflexion et fantaisie, remettre en cause les canons du roman classique de l’illusion du réel et libérer la composition en prenant le droit à la digression et à l’humour, repartant de la dimension rabelaisienne du récit. (page 93)
Kafka à 6 ans
La dimension ludique du récit
Son roman L’Amérique est un bon exemple de son refus du réalisme où sa vision de l’Amérique est plutôt tirée des lectures de Dickens. Kafka se sert de David Copperfield [6] pour écrire une parodie signant le déclin du roman classique. Même chose pour Le Château qui n’existe que dans l’esprit de Kafka où les extraordinaires mécanismes complexes et inutiles, summum de la technologie et de la bureaucratie, symboles du labyrinthe social où l’homme se perd. Dans L’Amérique, Kafkatraite aussi du manque de sentiments par l’impression du contraire que donne le foisonnement de son style, [7] décalage de l’écriture qui marque le décalage des sentiments et des émotions.
L’une des clefs se trouve dans son Journal où il écrit que ce qui caractérise les personnages de Dickens, c’est « une sécheresse du cœur dissimulée derrière un style débordant de sentiments. » Sa critique vise une certaine littérature, celle de la sentimentalité, de ces sentiments d’autant plus ostentatoires qu’ils sont vite oubliés.
Milena Jesenskà. Leur correspondance deviendra Lettres à Milena
Les rapports ironiques chez Kafka
L'ironie chez Kafka tient aux situations qu'il crée et aux dialogues qui s'instaurent entre les protagonistes. Dans Le Procès, l'ironie qui se dégage des interactions entre Joseph K et son environnement provient de la tension entre son état d'infériorité (il est menacé d'arrestation) et son désir de conserver sa dignité. C'est par un effet ironique qu'il peut parvenir à dominer son échec, par des répliques capables, si faire se peut, de rééquilibrer l'inconfort de sa situation.
En fait, il se sent "culpabilisé" et son comportement de coupable, alors qu'il ne l'est nullement, crée un malaise, met à mal sa dignité. [8] Ceci ne va pas tarder à déboucher sur un épreuve de force avec le tribunal, qui finalement tourne court. Chacun est persuadé que K est coupable, même son oncle qui lui rend visite, se soucie uniquement des conséquences négatives pour la famille. Décontenancé, il s'auto accuse, cherchant dans son passé ce qui pourrait bien expliquer sa situation actuelle, admettant en fait implicitement l'accusation. Il ira même jusqu'à aider ses ennemis en refusant l'aide possible des sergents de ville, s'identifiant ainsi à ses bourreaux.
Kafka et Le procès
Kafka a fait du procès intenté à K le symbole de l'aliénation de l'homme dans la société moderne, même si elle s'applique d'abord aux sociétés totalitaires. Un procès ne sert pas à rendre justice aux personnes mais à anéantir un accusé, stigmatisé non pour ce qu'il a fait mais pour ce qu'il est. Même au-delà d'un procès, l'individu peut subir l'opprobre de l'opinion, comme Amalia dans Le Château qui, pas même accusée, est rejetée par ses concitoyens. Il traduit la dure réalité d'un monde déshumanisé- "un monde a poétique"- mais en même temps y introduit des images poétiques, la vie de la rue du faubourg quand K est conduit à son premier interrogatoire, le baiser volé à mademoiselle Bürster... ce que Milan Kundera appelle "la sublime poésie kafkaïenne, grotesque et invraisemblable".
Le testament de Kafka
D’après son biographe Max Brod, Kafka avait décidé de détruire son œuvre. [9] On peut s’interroger sur les raisons d’un tel choix, volonté en tout paradoxale quand on sait qu’il corrigeait encore les épreuves de son dernier recueil de nouvelles au sana sur son lit de mort en 1924 et que, dans une dernière lettre, il liste ses œuvres à conserver. Kafka a été trahi au moins deux fois. D’abord par Max Brod qui a dévoilé son intimité, ce dont Kafka avait horreur, en publiant ses lettres, en particulier la célèbre "lettre à son père " sur qui les exégètes de tout poil se sont voracement jetés. Également, l’édition de ses œuvres s’est faite sans respecter sa volonté, par exemple ses trois recueils de nouvelles, "Méditations", "Un médecin de campagne" et "Un champion de jeûne," dispersés dans d’autres rubriques selon un critère chronologique, suivant une logique biographique. Faulkner (entre autres) a lui aussi subi de telles pratiques des "fouilleurs de poubelles." L’époque actuelle veut un Kafka « en tant qu’unité du vécu et de l’écriture, » dont les rapports avec son père et avec les femmes expliquent l’œuvre.
Les droits d’auteur, depuis les avatars posthumes de Kafka, sont passés aux mains des industriels de la culture et sont de moins en moins perçus comme "les droits de l’auteur." Il est vrai aussi que si Max Brod n’avait pas repris les romans inachevés de Kafka, on ne connaîtrait sans doute pas ce côté essentiel de son œuvre, tant il est quasiment impossible d’approcher les véritables volontés d’un écrivain. Il est vrai aussi qu’il faut toujours distinguer l’homme de son œuvre, comme le disait Proust : « Un lire est le produit d’un autre MOI que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Le MOI de l’écrivain ne se montre que dans ses livres. »
Notes et références
[1] Franz Kafka, biographie (1937), La foi et l'enseignement de Franz Kafka (1946), Franz Kafka, celui qui indique le chemin (1951) et Le désespoir et le salut dans l'œuvre de Franz Kafka (1959)
[2] « C'est Kafka qui m'a fait comprendre qu'on pouvait écrire autrement » a confié Gabriel Garcia Marquez à Milan Kundera - Voir le fichier Milan Kundera, Les testaments trahis
[3] « Il voulait la pureté absolue, il ne pouvait vouloir autre chose, » écrit Kafka page 53
[4] « Je passais devant le bordel comme devant la maison de la bien-aimée » : phrase censurée, Journal, 1910
[5] Voir page 67 un exemple de l’enchaînement de telles situations
[6] Il en dresse la liste : l’histoire du parapluie, des travaux forcés, les maisons sales, la bien-aimée dans une maison de campagne
[7] Par exemple, « Karl se mit à pleurer en baisant la main du chauffeur… la pressait contre ses joues comme un trésor… (et l’oncle) le contraignant qu’avec la plus grande douceur… »
[8] Voir l'ironie tragi-comique de la situation à travers l'exemple du rendez-vous bizarre pages 244-245
[9] « Mon testament à moi sera bien simple : je te prie de tout brûler », aurait dit Kafka à Max Brod
* Franz Kafka - du suicide de Don Quichotte
* Les derniers manuscrits de Franz Kafka
* Philippe Sollers - Où est le vrai Kafka ?
* Le Prague de Kafka
Les sœurs de Kafka : Elli (Gabriele) , Valli (Valerie), et Ottla (Ottilie), sa préférée
<<<<< Christian Broussas - Feyzin - 31 mai - 14 juin 2013 - <<<< © • cjb • © >>>>
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