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Albert Camus


Albert Camus et l’Espagne

 « C'est en Espagne que ma génération a appris que l'on peut avoir raison et être vaincu, que la force peut détruire l'âme et que, parfois, le cour age n'obtient pas de récompense. C'est, sans aucun doute, ce qui explique pourquoi tant d'hommes à travers le monde considèrent le drame espagnol comme étant une tragédie personnelle, la dernière grande cause. »

Albert Camus

 

Dès l’enfance Albert Camus entretient un rapport particulier avec l’Espagne. Sa grand-mère et sa mère sont d’origine majorquine, il ira d'ailleurs faire un voyage aux Baléares- et ses premières années baignent aussi dans cet univers.  Plus tard, il sera attiré par la littérature espagnole, en particulier Cervantes, Tirso de Molina et Lope de Vega. L'Espagne sera toujours présente dans son esprit, que ce soit dans sa première pièce écrite collectivement mais où on reconnaît bien son empreinte Révolte dans les Asturies [1] en 1934, qui  fait référence aux événements de la deuxième République et ensuite L’État de siège [2] dans une Espagne marquée par la révolte et l'absurde. Il sera aussi toujours aux côtés de mouvements anarchistes qu’il soutiendra tout au long de sa vie.

 Albert Camus et l'EspagneRencontres méditerranéennes

Les XXIes Rencontres méditerranéennes Albert Camus qui se sont tenues en 2004 [3] ont abordé la question de "l'hispanité camusienne", des origines plus levantines que castillanes semble-t-il, et les influences de cet état de fait non seulement dans son œuvre mais aussi dans les notes de ses Carnets et dans ses adaptations de La Dévotion à la Croix, de Calderon de la Barca ou Le Chevalier d'Olmedo de Lope de Vega. Ses nombreux articles aussi témoignent de son engagement, de ses prises de position en faveur de l'Espagne, déjà dans Alger républicain en 1938 puis dans des journaux et revues comme Combat, Preuves ou Témoins et concrétisent sa détermination de militer en faveur de la liberté de penser, de défendre ses convictions et la dignité de l'être humain.

 

Ils illustrent son soutien indéfectible à ceux qui souffrent, dans leur chair et dans leur pensée : " Ce que je dois à l'Espagne... symboles cette amitié dans l'Espagne de l'exil. [...] Amis espagnols, nous sommes en partie du même sang et j'ai envers votre patrie, sa littérature et son peuple, sa tradition, une dette qui ne s'éteindra pas. " (Ce que je dois à l'Espagne, 1958) Ainsi, il est présent parmi ceux qu'il considère comme des frères, restant toujours fidèle « à la beauté comme aux humiliés. »

 

Albert Camus ou l’Espagne exaltée

Le 22 janvier 1958, tout juste de retour de Stockholm ou il vient de recevoir le prix Nobel de littérature, Albert Camus part rejoindre les républicains espagnols en leur disant : "Je ne vous abandonnerai jamais et je resterai fidèle à votre cause !"

D'origine espagnole par sa famille maternelle, il aima avec "désespoir" cette mère fragile et ce foyer espagnol qu'était Bab-el-Oued qui lui rappelaient l'Espagne. Il reçut comme un coup au cœur la guerre civile et la victoire du franquisme. Il y voyait des "ennemis de la liberté" et lutta constamment contre ce régime totalitaire et ceux qui comptaient composer avec lui, dénonçant l'irresponsabilité des Alliés lors du conflit mondial dans un pays où disait-il, "l'honneur avait encore tout son sens", rompant tout lien avec l'Unesco quand l'Espagne fut admise à l'ONU. [4]

 

« Tout comme il fut un Espagnol discret, il se montra un communiste discret » écrit Javier Figuero [5] Ses liens furent  encore resserrés lors de sa longue liaison avec l'actrice espagnole Maria Casarès et il ressentait cette séparation avec ce pays où il refusait de se rendre, comme une forme "d'exil". Son engagement aux côtés des Républicains espagnols eut des répercussions sur son œuvre dont la plus importante fut sa pièce de théâtre "espagnole" -puisqu'elle se déroule à Cadix- L'État de siège".

 

   

Camus et son engagement libertaire

Pour Albert Camus, la souffrance des peuples tombés sous le joug totalitaire était une préoccupation essentielle, aussi bien en Espagne que dans l'Europe communiste de l'Est où ses écrits furent toujours reçus avec chaleur. Pas de calculs, d'opportunisme dans son engagement, il dénonce tous les abus qu'ils viennent des staliniens en Europe de l'Est ou de l'excès des politiques libérales des pays capitalistes. 

Ses éditoriaux en témoignent qui combattent parfois où la liberté est menacée, quand il écrit : « Je n'excuserai pas cette peste hideuse à l'Ouest de l'Europe parce qu'elle exerce ses ravages à l'Est, sur de plus grandes étendues  ». Pas étonnant dès lors qu'il fut autant attaqué. Sur l'Espagne, il n'a jamais varié d'un iota, fustigeant la régression du franquisme, [6] dénonçant tous ceux qui pactisaient avec ce régime totalitaire, étant constamment aux côtés des espagnols exilés, répondant à leurs sollicitations quand il fallait aider ou prendre la parole. [7]

 

Avec Fernando Gomez Pelaez, [8] il fait campagne dans les colonnes de Solidaridad Obrera pour la libération des espagnols antifascistes séquestrés à Karaganda. Il fut intransigeant face à un d'Astier de la Vigerie qui sous prétexte des horreurs du phalangisme, voulait excuser ce qui se passait à Moscou. De même, il mit les choses au point avec le philosophe Gabriel Marcel mécontent de sa pièce L'État de siège, qui justifiait le régime de Franco sous prétexte que le stalinisme était pis encore. [9]

Dans ce domaine, pas de compromis et les laxistes ne trouvaient pas grâce à ses yeux. On le trouvait toujours présent dans ses écrits autant que sur le terrain lors des campagnes d'aide -celle de la grève générale de Barcelone par exemple-, pour participer à l'action comme dans le cas des militants anarchistes condamnés à mort-, pour la protestation -dans es discours devant les exilés espagnols ou pour dénoncer l'entrée de l'Espagne à l'Unesco. N'a-t-il pas écrit que « le monde où je vis me répugne, mais je me sens solidaire des hommes qui y souffrent  ».


Notes et références

[1] Voir ma fiche Révolte dans les Asturies

[2] L'État de siège, l’intégral de la pièce

[3] Les rencontres méditerranéennes, octobre 2004, Lourmarin, Collection Les écriture du sud, éditions : Edisud, parution 09/01/2005, auteurs : Collectif Christiane Chaulet, Achour Rosa de Diego, Franck Planeille et Frédéric-Jacques Temple

[4] Camus 1952, La lettre à l’UNESCO

[5] Javier Figuero, "Albert Camus ou l'Espagne exaltée", éditions Autres temps

[6] Voir l'article L’Espagne et le donquichottisme, Camus, octobre 1957

[7] Voir Albert Camus, article de Combat 1944, Nos frères d’Espagne

[8] Voir Fernando Gomez Pelaez, Le Monde Libertaire n° 57, février 1960

[9] Voir Pourquoi l’Espagne ?, article de Combat 1948, Réponse à Gabriel Marcel

 

Voir aussi

* L’engagement de Camus : note sur l’Espagne

* Albert Camus : l’exigence morale pages 111 et suivantes

* Discours prononcé devant des réfugiés espagnols ayant fui le Franquisme, 1958, extrait

 * Camus l’artiste, colloque de Cerisay 2013

* Actuelles II : "L'Espagne et la culture", discours salle Wagram le 30 novembre 1952

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27/12/2013
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La permanence camusienne

ALBERT CAMUS ET LA CLASSE OUVRIERE Camus et sa femme Francine

« Il s'agit de servir la dignité de l'homme par des moyens qui restent dignes au milieu d'une histoire qui ne l'est pas. » (Actuelles I)

 

En cette année du centième anniversaire de la naissance d’Albert Camus, on s’interroge sur ce qui participe de sa modernité, cette permanence  au-delà de son époque, au-delà de l’actualité, à rendre jaloux et désemparés les Lettres françaises et les sartriens de toute obédience, face à un succès jamais démenti qui les dépasse. [1] Beaucoup de thuriféraires ont tourbillonné autour de l’homme et de son œuvre, peu ont réussi comme Roger Quilliot dans La mer et les prisons [2] à en donner une vision fidèle et dépouillée de tout romantisme, avec le recul nécessaire pour éviter toute démarche partisane ou laudatrice.

Peu de voix s’élèvent désormais, échos devenus presque inaudibles quand s’éloignent le bruit et la fureur des polémiques d’antan, pour critiquer l’homme et sa pensée, « le philosophe pour classes terminales » selon l’expression de Jean-Jacques Brochier, [3] thème d’ailleurs hors de propos puisque Camus ne s’est jamais considéré et revendiqué comme un philosophe, l’a dit et répété comme il a toujours clamé haut et fort ses différences avec les existentialistes. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas qu’on continue à lui coller cette étiquette. Comme quoi les idées toutes faites ont la vie dure. Les temps des polémiques à répétition qui ont marqué la parution de L’Homme révolté semblent bien lointains – et les arguties d’alors bien vaines.  Gardons-nous de gloser sur l’ami Sartre, "l'ami avec lequel il était brouillé," qui lui dressa de si belles éloges funèbres [4] et qui grinça, ironique, quand il apprit que Camus était lauréat du prix Nobel de littérature, « c’est bien  fait pour lui. » Mais en 1964, il n’était déjà plus là pour tresser des lauriers à Sartre pour son prix Nobel ou pourquoi pas –n’était-il pas aussi un maître es-ironie qui savait se moquer de lui-même [5] « c’est André Malraux qui aurait dû l’avoir. » Comme il l’avait lui-même dit quand il apprit sa distinction par l’Académie suédoise.

Le témoignage du sociologue Edgar Morin est précieux et assez éclairant sur la mentalité des communistes et de leurs "compagnons de route" de traiter de « belle âme » un Camus qui opposait un refus moral au stalinisme et à la volonté de s’inféoder au "rationnel de l’histoire". Ils ne voulaient voir dans la permanence camusienne que « l’abandon des servitudes et des sacrifices qu’impliquait le combat révolutionnaire. » Et Edgar Morin ajoute : « C’est l’une des choses que je regrette le plus aujourd’hui : d’être passé à côté de cet être humain d’exception qu’était Camus. » (Edgar Morin, "Mes philosophes", fayard/Pluriel, pages 82-83)

 

Cet insigne honneur a eu pour effet de déchaîner de nouvelles polémiques contre Albert Camus, surtout à partir de la petite phrase qu’il prononça en Suède sur « la justice et sa mère ».  Que de polémiques suscitées par cette phrase dite en réponse à un étudiant algérien membre du FLN qui l’avait interpelé lors d’une conférence à l’université d’Upsala. Préférer sa mère certes, celle à qui il a dédicacé Le Premier homme -« À toi qui ne pourras jamais lire ce livre » - mais à quelle justice faisait-il allusion, à quelle réalité se référait-il alors ? A la justice de la bombe bien sûr, justice éminemment démocratique et aveugle du terrorisme puisqu’il s’adressait à un algérien qui cautionnait cette pratique.

Quoi d’étonnant de sa part puisque la permanence de sa position sur ce sujet en témoigne. En tant que Résistant, il a préféré aux attentats aveugles (et aux représailles) contre l’Occupant, écrire ses Lettres à un ami allemand. [6] Il dénoncera de la même manière en Algérie cet engrenage de la violence dans le cercle infernal attentat-répression-contre attentat- contre répression qui ne peut mener qu’à la destruction et l’écrasement de l’Autre. Là réside aussi la permanence de sa pensée contre l’immédiat et ses réactions inadaptées, contre les coteries partisanes, les tactiques mesquines et les stratégies stériles, privilégiant l’homme et sa condition. Beaucoup de dissidents de l’Europe de l’Est en lutte contre le communisme l’ont bien compris ainsi, ont contribué à diffuser sa pensée dans leur pays respectif et à en faire là-bas derrière le « rideau de fer » l’écrivain français le plus connu, le plus prisé. Camus, même en mettant en scène des terroristes dans sa pièce Les justes, préférera toujours Kaliayev qui refuse de tuer des enfants dans l’attentat contre le Grand-duc Serge, à Stepan qui ne s’embarrasse pas de tels scrupules. [7]

camus-mythe-de-sisyphe.jpg

 

Lors d’une visite à sa mère dans son appartement d’Alger, une bombe explose dans la rue à proximité de chez elle et il n’oubliera jamais ce choc, le visage épouvanté de sa mère, traumatisée par la déflagration. La justice de la bombe qui tue, mutile en mêlant innocents et coupables, face au visage douloureux de SA mère. Camus rejoint alors le thème de l’absurde, vision qui rejoint l’incompréhensible dans l’énorme rire de Caligula contemplant Sisyphe rouler sans fin son rocher comme l’ingénieur D'Arrast portera son énorme pierre lors d’une procession dans sa nouvelle La Pierre qui pousse, [8] ou l’indicible enchaînement du malheur dans cette famille "muette" où les silences sous tendent les interprétations et justifient le meurtre dans sa pièce Le Malentendu. Permanence de destins écartelés, innocents et victimes rejoignant ce qu’il écrivant dans le journal  Combat dans sa série d’articles intitulée « Ni victimes ni bourreaux » en 1948. [9]

A partir de 1958, sur l’Algérie il est resté « muet » a-t-on dit de lui d’un ton de reproche, lui l’Algérois déchiré entre des extrêmes qu’il n’a cessé de dénoncer avec une fermeté qui lui valut tant d’inimitiés, tant d’incompréhension aussi. La liberté de refuser de choisir son camp, d’être partisan quand on n’est plus en 1943, est une composante de sa permanence. Muet donc, comme si un écrivain, même engagé, devait toujours écrire avec sa langue, prendre parti en toute occasion et sur tout sujet, être mêlé constamment aux tourments de l’actualité comme le peintre Jonas, héros de sa nouvelle Jonas ou  l’artiste au travail qui, dans ce tourbillon d’honneurs et de sollicitations dont il est l’objet, finira par s’y perdre. [10]

   

                                               Camus et le port d'Alger

« Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa nature profonde. »    Albert Camus

 

N’était-on pas plutôt muets chez les Camus, la mère Catherine au mutisme d’une étrange douceur, un amour comme suspendu rarement accompli par quelques gestes et quelques sourires, qui apparaît dans la nouvelle Entre oui et non de son premier ouvrage publié L’Envers et l’endroit, nous fait entendre la « voix de la femme qui ne parlait pas » [11] Ce recueil qu’il jugeait faible par le style, l’expression pas toujours bien choisie, il rechigna pendant dix ans à en autoriser la réédition,  répétant cependant qu’il contenait déjà tout de sa pensée, tout de ce qu’il écrivit par la suite, s’expliquant longuement dans l’importante préface qu’il ajouta.

Muets également sont les tonneliers de sa nouvelle éponyme qui met en scène la figure d’Yvars, l’oncle handicapé qui vécut longtemps avec eux à Alger dans l’appartement de la rue de Lyon, des ouvriers mécontents de leurs conditions de travail, décident de bannir le langage, de recourir au silence pour surmonter leur humiliation de l’échec de leur grève, quand parfois comme l’écrit Camus, « la colère et l’impuissance font parfois si mal qu’on ne peut même pas crier. »

 

Qu’aurait-il pu encore ajouter qu’il n’eût déjà énoncé, seriné après son engagement dans la Trève sociale qu’il était allé courageusement défendre sur place dans un Alger houleux et hostile, ses éditoriaux dans le journal L’Express en 1955-56 et la parution des ses Chroniques algériennes en 1958, tome III de ses Actuels, [12] somme de ses écrits sur l’Algérie, de ce long parcours depuis ses premiers articles dans Alger-Républicain qui fixe sa permanence dans ses combats pour l’émancipation des algériens et l’avenir de ce pays.

      

Camus : la parole manquante                                 Camus : sa nouvelle L'Hôte

 

Pour lui, toutes les communautés –y compris les européens- possédaient des droits imprescriptibles qui devaient être reconnus comme principe opérationnel à inscrire dans un état ouvert et multiculturel, ce qui le distinguait des conceptions de son ami Jean Daniel [13] qui ne voyait guère d’autre issue qu’une indépendance imposée par le FLN. En dehors du chemin qu’il avait tracé et dont il connaissait les périls, les difficultés de mise en œuvre, il prévoyait des heures sombres pour cette Algérie dont le sort le déchirait.

 

Sur le plan littéraire, Jean-Paul Sartre saluait au lendemain de sa mort le 7 janvier 1960 dans France Observateur, celui qu’il considérait malgré tout comme son ami,  « une brouille, ce n'est rien - dût-on ne jamais se revoir » à travers cette phrase émouvante qui marque sa permanence et sa place dans notre panthéon littéraire : « Il représentait en ce siècle, et contre l'Histoire, l'héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu'il y a de plus original dans les lettres françaises ». L’amitié au-delà de la mort, ce sera celle du poète René Char [14] qui, dans son poème L'éternité à Lourmarin écrivait : « Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n'est pas le silence.[…] A l'heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d'énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l'archer, cette fois, ne transperce pas. »

 

 

René Char et Albert Camus                    Albert Camus et jean-Paul Sartre

 

Notes et références

[1] « Décidément, Camus n'en finit pas de redevenir actuel ou 'à la mode' » écrivaient déjà JF. Payette & L. Olivier en 2004 dans leur livre "Camus, nouveaux regards sur sa vie et son œuvre"

[2] Voir ma présentation en deux parties de l’essai de Roger Quilliot La mer et les prisons 1  et  La mer et les prisons 2

[3] Voir ma présentation du livre de JJ Brochier Camus, philosophe pour classes terminales

[4] Voir le texte de Sartre dans Albert Camus par JP Sartre. Sartre écrira aussi : « Notre amitié n'était pas facile, mais je la regretterai. Si vous la rompez aujourd'hui, c'est sans doute qu'elle devait se rompre. Beaucoup de choses nous rapprochaient, peu nous séparaient. Mais ce peu était encore trop: l'amitié, elle aussi, tend à devenir totalitaire (...)»

[5] Voir par exemple la deuxième nouvelle de "L’Envers et l’endroit" intitulée justement "L’Ironie"

[6] Voir ma présentation dans l’article Les Cahiers Albert Camus

[7] Stepan aura cette réplique révélatrice : « Je n'aime pas la vie mais la justice qui est au-dessus de la vie. »

[8] "La pierre qui pousse" est la dernière des nouvelles de son recueil "L’Exil et le royaume"

[9] Voir ma présentation des Lettres à un ami allemand

[10] "Jonas ou l’artiste au travail " est la cinquième des nouvelles de son recueil "L’Exil et le royaume"

[11] Voir ma présentation de L’Envers et l’endroit

[12] Voir ma présentation des 3 tomes de Les Actuels

[13] Voir le beau livre que Jean Daniel a consacré à son ami Albert Camus dans mon article " Avec Camus, comment résister à l’air du temps ?"

[14] Sur l’amitié entre Char et Camus, voir mon article "Albert Camus et René Char" ainsi que ma fiche sur leur "Correspondance"

 

Voir aussi

* Albert Camus et l’Algérie  --  Discours de Suède   --   Camus et Nietzsche

* L’engagement de Camus  --  Albert Camus et la classe ouvrière

* Sa Lettre à l’UNESCO en 1952

*Alain Vircondelet, Albert Camus, fils d’Alger, Éditions Fayard, 2010

* Jean-Luc Moreau, Camus l'intouchable, polémiques et complicités, Éditions Écriture/Neige, 2010, isbn 978-2909240961

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21/12/2013
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Daniel Rondeau, Camus ou les promesses de la vie

Approche d'Albert Camus par Daniel Rondeau

(Nouvelle version pour le centenaire de sa naissance - novembre 2013)

 

Ce livre intitulé simplement Albert Camus est un essai de Daniel Rondeau sur l'œuvre de l'écrivain Albert Camus, prix Nobel de littérature en 1957, publié juste avant la mort de l'écrivain.

Les principaux chapitres
  • L'homme des combats rafraîchissants
  • Fils d'une terre sans aïeux
  • Vérité ! Vérité !
  • L'exil avant la gloire
  • La révolte, pas la révolution
  • Les algériens, Camus et le pays hanté

    Daniel Rondeau

  • Référence : Daniel Rondeau, "Camus ou les promesses de la vie", éditions Mengès, 175 pages, 2010, isbn 978-2-8562-04844-9

« Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque seulement les traces vagues du chemin de la mort. »

« Le jour où le crime se pare des dépouilles de l'innocence, par un curieux renversement propre à notre temps, c'est l'innocence qui est sommée de fournir ses justifications . » Introduction à L'Homme révol

 

 « Le jour où le crime se pare des dépouilles de l'innocence, par un curieux renversement propre à notre temps, c'est l'innocence qui est sommée de fournir ses justifications. » Introduction à L'Homme révolté «  Camus contribua grandement à purifier mon esprit, en me débarrassant d'innombrables idées faibles, et par le biais d'un pessimisme perturbant comme jamais je n'en avais connu, en m'incitant à me passionner de nouveau pour l'énigmatique promesse de la vie. » (épigraphe , extrait de "Face aux ténèbres, chronique d'une folie"- William Styron)

Albert Camus est mort pratiquement en pleine gloire ce lundi 4 janvier 1960 dans la Facel véga que conduisait son éditeur et ami Michel Gallimard. Depuis ce temps, il n'a rien perdu de son actualité, lui qui dans L'homme révolté avait choisi la révolte plutôt que la révolution, ne voulant être ni victime ni bourreau et voulant croire à l'aveuglante évidence de la vérité. «  Il y avait chez lui, écrit Daniel Rondeau, une noblesse, une ardeur serrée, une façon de voir l'éternité dans chaque instant, un mouvement naturel entre la prose et la parole qui l'ont fait grandir dans son cœur et durer dans celui des hommes. »

« La littérature française était un jardin » écrit Daniel Rondeau en préambule. Un beau texte, « un texte inspiré, écrit Jean-Marc Parisis [1], l'ouvrage est richement illustré (.. .). Beau programme auquel ce livre solaire pourrait servir de socle en ces temps boueux. » Et l'auteur de conclure ainsi : « Ses douleurs, sa joie d'exister, sa capacité d'espérer, ses silences et ses livres appartiennent à chacun d'entre nous, de part et d'autre de la mer ».



Daniel Rondeau se souvient quand il fermait les yeux, « je respirais l'odeur des absinthes dans les ruines de Tipasa, j'entendais la respiration de la, mer, je nageais avec Rieux et Tarrou dans la tiédeur de l'eau, sous une caresse d lune et d'étoiles qui desserrait l'étreinte de La Peste. » Pour Camus, Tipasa est « le grand jour de NOCES avec le monde. » Sur la stèle qui se dresse dans les ruines, est gravée cette inscription : « Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. »
Il est fils d'une terre sans aïeux. Il y avait le père Lucien Auguste Camus, blessé à la bataille de La Marne en 1914, mort à l'hôpital de Saint-Brieuc le 11 octobre 1914, la mère Catherine Sintès, « bonne et douce bien que ne sachant pas caresser, en partie sourde, maladivement silencieuse, presque muette, » son frère aîné Lucien qu'élève une grand-mère autoritaire et bavarde. 

Il y eut aussi la mer et les baignades, « grande mer toujours labourée, toujours vierge, ma religion avec la nuit !  Elle nous lave et nous rassasie [...] elle nous libère et nous tient debout » puis les images paternelles de son instituteur Louis Germain et de son professeur de philosophie Jean Grenier, la tuberculose qu'il traînera toute sa vie. Dans Le Premier Homme son dernier roman inachevé, « magnifique création romanesque sur l'absurde fatalité de l'homme, » est sa réponse d'écrivain sur l'Algérie : « Le regard d'un homme capable à la fois capable  de focaliser sur la douleur du temps à travers le prisme des souvenirs heureux et de s'émanciper d'une réalité désespérée. » Pour le docteur Rieux dans La Peste, « L'homme n'est pas qu'une idée »  et il ne veut être  « ni victime, ni bourreau. »



Alger, 3 rue du Languedoc où habita Camus à l'entresol chez l'oncle et la tante Acault

Albert Camus s'est longuement expliqué sur sa conception de la vérité, les liens entre haine et mensonge. « On ne peut pas haïr sans mentir. Et inversement [...] La vérité pullule sur sur ses fils assassins. » [2] Selon son ami Claude de Fréminville, Camus en 1937-38 « continue  à penser le désespoir et même de l'écrire mais il vit d'espérance. » Pour Camus, rien n'est acquis mais tout est possible : «  La vérité est toujours à construire, comme l'amour, comme l'intelligence. » [2]
Il aura été l'homme de la continuité dans ses combats. Le journaliste traduit les engagements de d'articles sur "la misère en Kabylie", à ses éditoriaux à l'Express en 1955-56, [3] en passant par France-Soir pendant la guerre et bien sûr par ses articles dans le journal Combat clandestin puis au grand jour à la Libération. [4] Rares sont les esprits libres comme Gide [5] ou Malraux; Camus est de ceux-là.

Ses portraits d'après-guerre, que ce soit au Panelier [6] ou à Paris montrent, derrière un visage doux et cependant sérieux, un air mélancolique qui ne le quitte guère. Une éclaircie le 5 septembre 1945 : la naissance de ses jumeaux Jean et Catherine. Mais la création et surtout le théâtre l'accaparent. Il cherche un difficile équilibre qu'il traduira dans sa nouvelle Jonas ou l'artiste au travail : « Il était difficile de peindre le monde et les hommes  et en même temps de vivre avec eux. »

       
 
Octobre 1946, début de sa grande amitié avec René Char [7]« le monarque solitaire, » résistant comme lui qui a refusé La Peste (voir aussi la pièce de Camus L'état de siège), et devient vite  « son frère de peine et de joie. » L'amitié avec Char, ce sera aussi la Provence comme un coin d'Algérie, les vacances à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse puis la maison de Lourmarin. Il lui dédie une nouvelle L'Exil d'Hélène, première variation sur l'un des thèmes de L'Homme révolté qui paraîtra dans son recueil L'Été.

 

Juin 1947, fatigué et malade, il quitte Combat tandis que paraît La Peste, métaphore de la guerre et de la barbarie nazie où les gens se sentent confinés, étrangers au monde, « oui, c'était bien le sentiment de L'Exil que ce creux que nous portion constamment en nous. » C'est l'époque du théâtre, L'État de siège à Paris, Caligula à Londres, des conférences, des engagements à travers les meetings pour la paix, auprès des républicains espagnols ou du pacifiste Gary Davis, des voyages en Algérie bien sûr mais aussi aux États-Unis et en Amérique du sud. Ce sera bientôt l'époque d'une nouvelle attaque de tuberculose, repos à Cabris dans les Alpes du sud, qui lui donne du temps pour écrire L'Homme révolté qui paraît à l'automne 1951.

  

 

Cet essai, « un effort pour comprendre mon temps, » lui coûtera beaucoup d'inimités et la brouille avec Sartre. Il y fustige aussi bien les barbaries nazie que communiste, s'en prend à Rimbaud et aux surréalistes, ce qui lui vaut une volée de bois vert de ses amis de gauche, sauf Malraux qui pointe aussi le nihilisme de cette époque dans La tentation de l'Occident et donne raison à Camus. [8] Jean Grenier l'avait prévenu qu'avec ce livre, il se trouverait isolé, attaqué par les communistes Pierre Hervé, Pierre Daix... [9] et les sartriens des Lettres françaises avec Francis Jeanson. [10] De la même façon, il prendra une position difficile sur l'Algérie, refusant  et dénonçant les extrêmes, lançant lors d'une visite (risquée) à Alger le manifeste de "la trêve pour les civils," pressentant déjà un glissement  vers "les noces de sang". Il a "mal à l'Algérie," craint un avenir sombre pour son pays, des hommes « exilés dans la haine (et plongés) dans une étreinte mortelle. »

 

Décembre 1957, il reçoit le prix Nobel -et non à Malraux comme il le souhaitait- [11] disant aussi qu'il « sent son œuvre encore bien insuffisante. » Après son départ de L'Express en 1956, on dit Camus silencieux alors qu'il prend ses distances, s'éloigne de l'actualité qui est selon René Char « une viande sournoise. » Malgré les raisons qu'ont les homme de désespérer, il sait que « la clarté est une convenable répartition  d'ombres et de lumière. » [12]

 

Bibliographie

  • J. Majault, Camus, révolte et liberté, Le Centurion, collection Humanisme et religion, 1965
  • Nguyen Van Huy, La métaphysique du bonheur chez Camus, Neuchâtel, 1964
  • Heiner Wittmann : Camus et Sartre : deux littéraires-philosophes, texte d’une conférence présentée lors d’une Journée d’Études à la Maison Henri-Heine sur la littérature et la morale, 15 décembre 2005, voir aussi ma fiche Albert Camus par Jean-Paul Sartre
  • Albert Camus et René Char, La Postérité du soleil, photographies de Henriette Grindat. Itinéraires par René Char, éditions Edwin Engelberts, 1965, ASIN B0014Y17RG - rééditions éditions de l'Aire, Vevey, 1986 et Gallimard, 2009, Voir ma fiche sur l'album La postérité du soleil
  • Pierre-Henri Simon, L'homme en procès: Malraux, Sartre, Camus, Saint-Exupéry, 1950
  • Revue Esprit, janvier 1950 : Emmanuel Mounier, Albert Camus ou l'appel des humiliés

Voir aussi

Société des études camusiennes et Olivier Plat


Notes et références

  1. Jean-Marc Parisis, dans L'Express du 8 Décembre 2005
  2. Interview dans Le Progrès de Lyon, 1951
  3. Voir mon article "Camus éditorialiste à L'Express" dans "Les Cahiers Albert Camus"
  4. Voir mon article "Camus à Combat" dans "Les Cahiers Albert Camus"
  5. Voir ma fiche André Gide l'inquiéteur'
  6. Le Panelier dans la Haute-Loire près du Chambon-sur-Lignon où il vint se reposer suite à sa recherche de tuberculose juste avant la guerre, dans une pension tenue par un oncle de sa femme Francine qui adolescente y était venue plusieurs fois en vacances
  7. Voir mes fiches René Char, qui êtes-vous ?, René Char et Albert Camus et René Char et Pierre Boulez
  8. Voir Jean Grenier, Carnets (1944-1971, Seghers, 1991, voir aussi ma fiche Jean Grenier à Simiane
  9. Il écrira dans ses Mémoires comme pour se justifier : « Moi, l'ancien déporté de Mauthausen, je ne volais pas admettre l'inhumanité du Goulag,» "Tout mon temps, Fayard, 2001
  10. Ses détracteurs lui reprochent "d'être vulgaire" comme l'écrira Milan Kundera dans Le rideau. Sartre écrira que Camus avait toujours « un petit côté voyou d'Alger, très truand,  très marrant. » in Situations tome X, Gallimard, 1976
  11. Voir ma fiche André Malraux, une jeunesse
  12. Voir Roger Grenier, Albert Camus, soleil et ombre : une biographie intellectuelle, essai, 1987. Prix Albert-Camus - voir aussi ma fiche sur Roger Grenier, Albert Camus, soleil et ombre

               
       Albert Camus                                      Daniel Rondeau
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14/11/2013
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Albert Camus, Correspondances, Centenaire

Célébrer le centenaire de la naissance de Camus, ce n'est pas rien. A cette occasion, outre les manifestations prévues à Lourmarin et Aix-en-Provence, [1] trois livres sont parus dans la collection Blanche de Gallimard sur la correspondance de Camus avec Louis Guilloux, le poète Francis Ponge et le prix Nobel Roger Martin du Gard. D'autres ont déjà été éditées comme celles consacrées au poète René Char, au dramaturge Michel Vinaver et à "son maître" Jean Grenier [2] dont vous trouverez dans la dernière partie les liens pour accéder à mes fiches de lecture sur ces trois correspondances.
 
  Le livre du centenaire de sa naissance, 2013
« Je marche du même pas comme artiste et comme homme. Révolte et absurde sont des notions profondément ancrées en moi, mais j'ai su en faire la critique. »
 
1- Correspondance Albert Camus, Roger Martin du Gard (1944-1958),
Édition de Claude Sicard, Collection Blanche, éditions Gallimard, 19 septembre 2013, 272 pages, Gencode : 9782070139255
Camus Gard.jpg  Albert Camus et Roger Martin du Gard
 

Grande amitié entre deux hommes très différents, une génération les sépare mais Camus remplit un certain vide que ressent Martin du Gard, écrivant à André Gide le 24 juin 1948: « Camus [...] est celui de sa génération qui donne le plus grand espoir. Celui qu’on peut ensemble admirer et aimer. » Une raison d'espérer de la littérature et dix ans plus tard, à la mort de son aîné, Camus note sobrement dans son Cahier : « On pouvait l’aimer, le respecter. Chagrin. »

 

Un respect qui confine à l'amitié entre les deux écrivains qu'on retrouve dans leur correspondance, partageant des valeurs communes, constamment au service de la paix, luttant contre l'injustice et la dignité de l'homme. Camus reconnaît et recherche la grande expérience de son aîné, la générosité d'un homme qui sait comprendre sans condamner et se méfie de « la fascination des idéologies partisanes» . Thème essentiel de "L'Homme révolté". Albert Camus est une lumière pour l'écrivain vieillissant et sceptique qui doute si souvent de lui-même, retrouvant dans les textes camusiens des thèmes comme la révolte ou la valeur de l'humaine nature qu'il développa naguère dans Jean Barois ou Les Thibault. On retrouve bien dans leur correspondance, cette chaleur, cette fraternité mélangée d'angoisse, de deux hommes qui se rejoignent dans une recherche constante de l'humanisme.

           

Camus-Martin du Gard      Camus-Louis Guilloux   Camus-Francis Ponge

 

2- Correspondance Albert Camus, Francis Ponge (1941-1957),
Édition de Jean-Marie Gleize, Collection Blanche, éditions Gallimard, 19 septembre 2013, 176 pages, Gencode : 9782070139279
                             Francis Ponge [3]                                Albert Camus

 

C'est le vieil ami algérois de Camus, Pascal Pia qui le présenta à Lyon le 17 janvier 1943 à un autre ce ses amis le poète Francis Ponge. Coïncidence, deux de leurs œuvres maîtresses, Le Parti pris des choses et L'Étranger, sont parues un peu plus tôt, pratiquement en même temps. Francis Ponge connaît déjà Le Mythe de Sisyphe qui fait écho à son propre questionnement sur le thème de l'absurde. Il se retrouvent ainsi sur une démarche parallèle même s'ils sont de tempérament très différent.

 

Cette amitié va surtout se traduire dans leurs "années de guerre" entre 1943 et 1945, moments privilégié pour réfléchir sur leur itinéraire littéraire et esthétique, même s'il évolueront un peu plus tard vers "l'objectivisme" pour Francis Ponge et vers l'univers poétique de René Char pour Albert Camus. Période d'autant plus importante pour Camus qu'il en profitera pour se fortifier des échanges de cette nouvelle amitié tout en reprenant un temps des forces dans un petit village de la Haute-Loire où il soignait sa tuberculose.

 

3- Correspondance Albert Camus, Louis Guilloux (1945-1959),

Édition d'Agnès Spiquel-Courdille,Collection Blanche, éditions Gallimard, 19 septembre 2013, 256 pages, Gencode : 9782070139262

   

Albert Camus et Louis Guilloux

« Je l'aime tendrement et 1952 je l'admire, non seulement pour son grand talent mais pour sa tenue dans la vie. » Louis Guilloux

 

C'est l'ami et maître d'Albert Camus, son ancien prof au lycée d'Alger Jean Grenier, qui lui a présenté son ami Louis Guilloux [4] chez Gallimard durant l’été 1945. Compréhension immédiate. Ils ont autant de différences que de points d'accord. Guilloux est un breton plutôt austère, habité par le doute alors que  Camus est un algérois, homme du sud recherchant la lumière.

Mais leurs affinités dominent les différences : « Je l'aime tendrement et je l'admire, écrira Guilloux en 1952, non seulement pour son grand talent, mais pour sa tenue dans la vie. » Ils ont connu tous les deux la pauvreté et la maladie, guidés par leur soif de justice, toujours du côté des des malheureux et des opprimés sans jamais s'inféoder à une idéologie, définissant leur conduite dans un moralisme qui leur est propre.

 

« Ils se sont attirés respectivement » constate Arnaud Flici, responsable du fonds Louis Guilloux. Journalistes pendant un temps, « influencés par les théoriciens russes de l'anarchie, (...) tous deux aspirent à un monde plus juste et plus fraternel » ajoute-t-il. De son côté, la fille de Louis Guilloux confie dans une interview : « J'avais 14 ans et demi quand j'ai connu Albert. On sortait à droite, à gauche, avec lui et mes parents. C'était très agréable. Plus tard, on a logé chez eux aussi à Paris. C'était vraiment comme de la famille. »

Leur longue correspondance d'une quinzaine d'années révèle une profonde affection, à travers une grande complicité ponctuée de nombreuses discussions, de promenades et de repas partagés. Elle fut marquée par le point d'orgue de la visite de Camus à Saint-Brieuc en 1947, durant laquelle le futur auteur du Premier Homme se rend pour la première fois sur la tombe de son père, enterré dans le carré des soldats de la Grande Guerre. [5] De la maison de Guilloux, on aperçoit le cimetière et, à cette occasion Camus retrouvera aussi son "mentor" Jean Grenier qui vit non loin d'ici. Les deux hommes partiront également sur les pas de Camus l'algérois en 1948 où, fait exceptionnel, Camus présentera le breton à sa mère restée à Alger et ils partageront tous les trois un repas.

 

Peu nombreux sont ceux qui, comme Louis Guilloux, pouvaient se permettre d'appeler le pudique Camus "vieux frère". Ils furent plutôt des "jokers" en politique, tentés dans leur jeunesse par le communisme. Quand Guilloux est à Paris, ils se voient presque chaque jour et il fera partie de ceux qui veilleront le cercueil de Camus, la nuit précédant son enterrement.  

 

La Correspondance comprenant 63 lettres permet de suivre leur amitié littéraire. C'est à cet ami que Camus soumettra le manuscrit de La Peste, lui soumettant de nombreuses modifications, preuve cette dédicace en forme de reconnaissance que Camus a écrite sur l'exemplaire qu'il lui a remis : « À Louis Guilloux, puisque tu as écrit ce livre en partie. Avec l'affection de ton vieux frère, A. Camus ».

 

À l'occasion de la réédition du roman de Guilloux La Maison du peuple, Camus écrira en 1948 une importante préface qui contient cette phrase que certains comme Sartre lui reprocheront : « Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd'hui parler au nom du prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés. ». Lien intime qui unissait si bien ceux qui leur correspondance s'appelaient « cher Albert » et « bon Louis  ».  

 

«Une bonne part de leur correspondance est consacrée à leur travail d'écrivain » écrit Agnès Spiquel-Courdille dans la préface de cette correspondance. Elle reprend cette phrase que Camus adresse à Guilloux à l'époque où il peinait à écrire La Peste : « Je ne connais personne qui sache faire vivre ses personnages comme tu le fais. »

 

Leur indéfectible amitié se retrouve bien dans la dédicace que Camus adresse à Guilloux en 1951, sur un exemplaire de L'Homme révolté : « pour toi, mon vieux Louis, ce livre dont tu es un des rares à savoir ce qu'il représente pour moi . Avec la fraternelle tendresse de ton vieux Camus ».

 

4- Exemple de lettres échangées

 

41 Louis Guilloux à Albert Camus - Lettre 20, 2 janvier 1947

Mon vieux,  

J'ai été bougrement content de ta lettre et j'y aurais répondu aussitôt sans ces sacrées fêtes de Noël, Nouvel An, vacances et autres chienlits au cours desquelles je n'ai pas été seul une minute? Je n'ai rien foutu depuis 15 jours, pas même touché le porte-plume? Juge donc si j'étais dans des dispositions à t'écrire. Si ma lecture de ton texte t'a été utile, c'est la meilleure fête qui soit. Envoie-moi des épreuves. J'avais bien vu naturellement le truc du narrateur, mais je me sentais tout de même un peu gêné je ne sais pas pourquoi. J'attends de voir le remaniement au dernier chapitre. Je suis entièrement d'accord avec ce livre et ces directions, comme je suis d'accord avec les articles de Combat. J'attends d'avoir achevé mon propre boulot pour me mettre à dire publiquement un certain nombre de choses. Jusque-là, motus.  

Que fais-tu? Donne des nouvelles! Francine est-elle partie pour l'Algérie? Comment vas-tu, et quand nous reverrons-nous? Je t'embrasse.  

Louis Guilloux  

 

Naturellement Charlot (Sans doute des manuscrits envoyés aux Éditions Charlot) qui devait m'envoyer des manuscrits à lire ne m'a rien envoyé; c'est dans l'ordre?  

 

42 Albert Camus à Louis Guilloux - Lettre 21, 15 janvier 1947

Cher Guilloux,  

Je pars demain pour Briançon (Camus part à Briançon en raison de sa santé. Sa famille est à Oran). J'ai passé une semaine abrutissante à m'occuper des affaires de Combat. Là-bas au moins je retrouverai un peu de solitude et de réflexion. J'en profiterai pour t'écrire autrement que de cette façon stupide. À moins que je ne réalise tout d'un coup ma fatigue et que je ne dorme pendant quinze jours.  

Affectueusement  

Camus

 

5- Voir aussi mes autres articles sur la correspondance de Camus

* Correspondance Albert Camus-René Char

* Correspondance Albert Camus-Jean Grenier

* Correspondance Albert Camus-Michel Vinaver

* Albert Camus : récapitulatif  de mes articles

 

Notes et références

[1] Lourmarin où Camus avait sa maison, où il est enterré et Aix-en-Provence, dépositaire du fonds Albert Camus

[2] Voir aussi ma fiche Albert Camus et Jean Grenier

[3] Voir ma fiche sur Le poète Francis Ponge

[4] Fils d'un cordonnier de Saint-Brieuc où il situera plusieurs de ses romans, Louis Guilloux (1899-1980) est l'auteur de La Maison du peuple (1927) et du Sang noir (1935), avec son héros le personnage de Cripure, fut un militant antifasciste et accompagna André Gide dans son voyage en URSS, avant de se détacher du communisme. Il fut Prix Renaudot 1949 pour Le Pain des rêves, le traducteur de Steinbeck, l'adaptateur des Thibault pour la télévision et un militant actif du Secours populaire.

[5] Blessé au début de la Grande guerre en 1914, son père Lucien Camus est évacué à l'hôpital de Saint-Brieuc où il meurt peu après alors qu'Albert a un an.

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08/11/2013
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