La permanence camusienne
Camus et sa femme Francine
« Il s'agit de servir la dignité de l'homme par des moyens qui restent dignes au milieu d'une histoire qui ne l'est pas. » (Actuelles I)
En cette année du centième anniversaire de la naissance d’Albert Camus, on s’interroge sur ce qui participe de sa modernité, cette permanence au-delà de son époque, au-delà de l’actualité, à rendre jaloux et désemparés les Lettres françaises et les sartriens de toute obédience, face à un succès jamais démenti qui les dépasse. [1] Beaucoup de thuriféraires ont tourbillonné autour de l’homme et de son œuvre, peu ont réussi comme Roger Quilliot dans La mer et les prisons [2] à en donner une vision fidèle et dépouillée de tout romantisme, avec le recul nécessaire pour éviter toute démarche partisane ou laudatrice.
Peu de voix s’élèvent désormais, échos devenus presque inaudibles quand s’éloignent le bruit et la fureur des polémiques d’antan, pour critiquer l’homme et sa pensée, « le philosophe pour classes terminales » selon l’expression de Jean-Jacques Brochier, [3] thème d’ailleurs hors de propos puisque Camus ne s’est jamais considéré et revendiqué comme un philosophe, l’a dit et répété comme il a toujours clamé haut et fort ses différences avec les existentialistes. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas qu’on continue à lui coller cette étiquette. Comme quoi les idées toutes faites ont la vie dure. Les temps des polémiques à répétition qui ont marqué la parution de L’Homme révolté semblent bien lointains – et les arguties d’alors bien vaines. Gardons-nous de gloser sur l’ami Sartre, "l'ami avec lequel il était brouillé," qui lui dressa de si belles éloges funèbres [4] et qui grinça, ironique, quand il apprit que Camus était lauréat du prix Nobel de littérature, « c’est bien fait pour lui. » Mais en 1964, il n’était déjà plus là pour tresser des lauriers à Sartre pour son prix Nobel ou pourquoi pas –n’était-il pas aussi un maître es-ironie qui savait se moquer de lui-même [5] – « c’est André Malraux qui aurait dû l’avoir. » Comme il l’avait lui-même dit quand il apprit sa distinction par l’Académie suédoise.
Le témoignage du sociologue Edgar Morin est précieux et assez éclairant sur la mentalité des communistes et de leurs "compagnons de route" de traiter de « belle âme » un Camus qui opposait un refus moral au stalinisme et à la volonté de s’inféoder au "rationnel de l’histoire". Ils ne voulaient voir dans la permanence camusienne que « l’abandon des servitudes et des sacrifices qu’impliquait le combat révolutionnaire. » Et Edgar Morin ajoute : « C’est l’une des choses que je regrette le plus aujourd’hui : d’être passé à côté de cet être humain d’exception qu’était Camus. » (Edgar Morin, "Mes philosophes", fayard/Pluriel, pages 82-83)
Cet insigne honneur a eu pour effet de déchaîner de nouvelles polémiques contre Albert Camus, surtout à partir de la petite phrase qu’il prononça en Suède sur « la justice et sa mère ». Que de polémiques suscitées par cette phrase dite en réponse à un étudiant algérien membre du FLN qui l’avait interpelé lors d’une conférence à l’université d’Upsala. Préférer sa mère certes, celle à qui il a dédicacé Le Premier homme -« À toi qui ne pourras jamais lire ce livre » - mais à quelle justice faisait-il allusion, à quelle réalité se référait-il alors ? A la justice de la bombe bien sûr, justice éminemment démocratique et aveugle du terrorisme puisqu’il s’adressait à un algérien qui cautionnait cette pratique.
Quoi d’étonnant de sa part puisque la permanence de sa position sur ce sujet en témoigne. En tant que Résistant, il a préféré aux attentats aveugles (et aux représailles) contre l’Occupant, écrire ses Lettres à un ami allemand. [6] Il dénoncera de la même manière en Algérie cet engrenage de la violence dans le cercle infernal attentat-répression-contre attentat- contre répression qui ne peut mener qu’à la destruction et l’écrasement de l’Autre. Là réside aussi la permanence de sa pensée contre l’immédiat et ses réactions inadaptées, contre les coteries partisanes, les tactiques mesquines et les stratégies stériles, privilégiant l’homme et sa condition. Beaucoup de dissidents de l’Europe de l’Est en lutte contre le communisme l’ont bien compris ainsi, ont contribué à diffuser sa pensée dans leur pays respectif et à en faire là-bas derrière le « rideau de fer » l’écrivain français le plus connu, le plus prisé. Camus, même en mettant en scène des terroristes dans sa pièce Les justes, préférera toujours Kaliayev qui refuse de tuer des enfants dans l’attentat contre le Grand-duc Serge, à Stepan qui ne s’embarrasse pas de tels scrupules. [7]
Lors d’une visite à sa mère dans son appartement d’Alger, une bombe explose dans la rue à proximité de chez elle et il n’oubliera jamais ce choc, le visage épouvanté de sa mère, traumatisée par la déflagration. La justice de la bombe qui tue, mutile en mêlant innocents et coupables, face au visage douloureux de SA mère. Camus rejoint alors le thème de l’absurde, vision qui rejoint l’incompréhensible dans l’énorme rire de Caligula contemplant Sisyphe rouler sans fin son rocher comme l’ingénieur D'Arrast portera son énorme pierre lors d’une procession dans sa nouvelle La Pierre qui pousse, [8] ou l’indicible enchaînement du malheur dans cette famille "muette" où les silences sous tendent les interprétations et justifient le meurtre dans sa pièce Le Malentendu. Permanence de destins écartelés, innocents et victimes rejoignant ce qu’il écrivant dans le journal Combat dans sa série d’articles intitulée « Ni victimes ni bourreaux » en 1948. [9]
A partir de 1958, sur l’Algérie il est resté « muet » a-t-on dit de lui d’un ton de reproche, lui l’Algérois déchiré entre des extrêmes qu’il n’a cessé de dénoncer avec une fermeté qui lui valut tant d’inimitiés, tant d’incompréhension aussi. La liberté de refuser de choisir son camp, d’être partisan quand on n’est plus en 1943, est une composante de sa permanence. Muet donc, comme si un écrivain, même engagé, devait toujours écrire avec sa langue, prendre parti en toute occasion et sur tout sujet, être mêlé constamment aux tourments de l’actualité comme le peintre Jonas, héros de sa nouvelle Jonas ou l’artiste au travail qui, dans ce tourbillon d’honneurs et de sollicitations dont il est l’objet, finira par s’y perdre. [10]
Camus et le port d'Alger
« Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa nature profonde. » Albert Camus
N’était-on pas plutôt muets chez les Camus, la mère Catherine au mutisme d’une étrange douceur, un amour comme suspendu rarement accompli par quelques gestes et quelques sourires, qui apparaît dans la nouvelle Entre oui et non de son premier ouvrage publié L’Envers et l’endroit, nous fait entendre la « voix de la femme qui ne parlait pas » [11] Ce recueil qu’il jugeait faible par le style, l’expression pas toujours bien choisie, il rechigna pendant dix ans à en autoriser la réédition, répétant cependant qu’il contenait déjà tout de sa pensée, tout de ce qu’il écrivit par la suite, s’expliquant longuement dans l’importante préface qu’il ajouta.
Muets également sont les tonneliers de sa nouvelle éponyme qui met en scène la figure d’Yvars, l’oncle handicapé qui vécut longtemps avec eux à Alger dans l’appartement de la rue de Lyon, des ouvriers mécontents de leurs conditions de travail, décident de bannir le langage, de recourir au silence pour surmonter leur humiliation de l’échec de leur grève, quand parfois comme l’écrit Camus, « la colère et l’impuissance font parfois si mal qu’on ne peut même pas crier. »
Qu’aurait-il pu encore ajouter qu’il n’eût déjà énoncé, seriné après son engagement dans la Trève sociale qu’il était allé courageusement défendre sur place dans un Alger houleux et hostile, ses éditoriaux dans le journal L’Express en 1955-56 et la parution des ses Chroniques algériennes en 1958, tome III de ses Actuels, [12] somme de ses écrits sur l’Algérie, de ce long parcours depuis ses premiers articles dans Alger-Républicain qui fixe sa permanence dans ses combats pour l’émancipation des algériens et l’avenir de ce pays.
Camus : la parole manquante Camus : sa nouvelle L'Hôte
Pour lui, toutes les communautés –y compris les européens- possédaient des droits imprescriptibles qui devaient être reconnus comme principe opérationnel à inscrire dans un état ouvert et multiculturel, ce qui le distinguait des conceptions de son ami Jean Daniel [13] qui ne voyait guère d’autre issue qu’une indépendance imposée par le FLN. En dehors du chemin qu’il avait tracé et dont il connaissait les périls, les difficultés de mise en œuvre, il prévoyait des heures sombres pour cette Algérie dont le sort le déchirait.
Sur le plan littéraire, Jean-Paul Sartre saluait au lendemain de sa mort le 7 janvier 1960 dans France Observateur, celui qu’il considérait malgré tout comme son ami, « une brouille, ce n'est rien - dût-on ne jamais se revoir » à travers cette phrase émouvante qui marque sa permanence et sa place dans notre panthéon littéraire : « Il représentait en ce siècle, et contre l'Histoire, l'héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu'il y a de plus original dans les lettres françaises ». L’amitié au-delà de la mort, ce sera celle du poète René Char [14] qui, dans son poème L'éternité à Lourmarin écrivait : « Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n'est pas le silence.[…] A l'heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d'énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l'archer, cette fois, ne transperce pas. »
René Char et Albert Camus Albert Camus et jean-Paul Sartre
Notes et références
[1] « Décidément, Camus n'en finit pas de redevenir actuel ou 'à la mode' » écrivaient déjà JF. Payette & L. Olivier en 2004 dans leur livre "Camus, nouveaux regards sur sa vie et son œuvre"
[2] Voir ma présentation en deux parties de l’essai de Roger Quilliot La mer et les prisons 1 et La mer et les prisons 2
[3] Voir ma présentation du livre de JJ Brochier Camus, philosophe pour classes terminales
[4] Voir le texte de Sartre dans Albert Camus par JP Sartre. Sartre écrira aussi : « Notre amitié n'était pas facile, mais je la regretterai. Si vous la rompez aujourd'hui, c'est sans doute qu'elle devait se rompre. Beaucoup de choses nous rapprochaient, peu nous séparaient. Mais ce peu était encore trop: l'amitié, elle aussi, tend à devenir totalitaire (...)»
[5] Voir par exemple la deuxième nouvelle de "L’Envers et l’endroit" intitulée justement "L’Ironie"
[6] Voir ma présentation dans l’article Les Cahiers Albert Camus
[7] Stepan aura cette réplique révélatrice : « Je n'aime pas la vie mais la justice qui est au-dessus de la vie. »
[8] "La pierre qui pousse" est la dernière des nouvelles de son recueil "L’Exil et le royaume"
[9] Voir ma présentation des Lettres à un ami allemand
[10] "Jonas ou l’artiste au travail " est la cinquième des nouvelles de son recueil "L’Exil et le royaume"
[11] Voir ma présentation de L’Envers et l’endroit
[12] Voir ma présentation des 3 tomes de Les Actuels
[13] Voir le beau livre que Jean Daniel a consacré à son ami Albert Camus dans mon article " Avec Camus, comment résister à l’air du temps ?"
[14] Sur l’amitié entre Char et Camus, voir mon article "Albert Camus et René Char" ainsi que ma fiche sur leur "Correspondance"
Voir aussi
* Albert Camus et l’Algérie -- Discours de Suède -- Camus et Nietzsche
* L’engagement de Camus -- Albert Camus et la classe ouvrière
* Sa Lettre à l’UNESCO en 1952
*Alain Vircondelet, Albert Camus, fils d’Alger, Éditions Fayard, 2010
* Jean-Luc Moreau, Camus l'intouchable, polémiques et complicités, Éditions Écriture/Neige, 2010, isbn 978-2909240961
<<< Christian Broussas - Permanence Camus - 12/2013 <<< •© cjb © • >>>
A découvrir aussi
- Albert Camus, Correspondances, Centenaire
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- Albert Camus et l’Espagne
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