Le roman entre Mann et Musil
Robert Musil Thomas Mann
La Montagne magique et L’Homme sans qualités
La façon de développer le récit chez un auteur classique comme Thomas Mann n’a pas grand-chose de commun avec la façon de faire d’un Robert Musil. Dans La Montagne magique, Mann s’étend sur les descriptions et les dialogues, on sait tout du héros Hans Casttorp, sa biographie s’enracine dans son époque et ses pratiques. [1] L’arrière-plan est construit sur le combat idéologique des deux phtisiques Settembrini et Naphta, qui devient vite irrationnel à force d’humour. Ils rejoignent le tragique quand ils se battent en duel et que l’un d’eux se suicide, symbole également de la force agressive irrépressible qui balayera bientôt l’Europe entre 1914 et 1918.
Mann dit lui-même qu’il a écrit un "roman musical" conçu comme une symphonie. Sa composition est basée sur des thèmes comme le temps ou le corps, jouant en contrepoint à travers un arrière-plan descriptif sur les lieux, les personnages… un peu comme la structure d’une sonate dont les thèmes sont valorisés par une musique qui n’appartient pas aux thèmes. Ils sont façonnés et replacés dans leurs contextes socio-économique et scientifique qui sont autant d’analyses de données historiques propres à l’époque étudiée. Son cadre apparaît alors plutôt comme une rétroprojection sur cette époque comme dans La Montagne magique et la nostalgie de la Belle époque que la guerre va emporter à jamais.
Face au roman descriptif de Thomas Mann, Robert Musil dans L’Homme sans qualités rejette sciemment "l’illusion du réel". L’environnement viennois du roman est à peine esquissé, [2] l’empire austro-hongrois se nomme par dérision la Kakanie et l’auteur procède à une analyse, non à une description. Musil analyse ainsi des "situations humaines" irréductibles à tout système, [3] abandonnant le "réalisme psychologique" antérieur. Son seul thème est le « questionnement existentiel, » l’arrière-plan devenant sans objet. [4] Son récit semble quelque peu anodin, histoire simple d’un jeune intellectuel qui a quelques amis, quelques maîtresses, travaille dans une association pédante et grotesque censée préparer tout à la fois l’anniversaire de l’empereur de Kakanie et une fête de la paix pour 1918. Musil s’intéresse surtout à l’après-guerre, un monde nouveau élevé sur les décombres de l’ancien, où l’homme est dominé par la technique, la vitesse devenue valeur essentielle, le règne traumatisant de la bureaucratie, comme chez Kafka, des idéologies déboussolées qui sont bien loin désormais des querelles de Settembrini et Naphta.
La famille Mann, ici avec Elisabeth et Michael, 1927 Ici avec Erika et Klaus devant la maison familiale, 1931
Notes et références
[1] Dans les années précédant la Première guerre mondiale par exemple, Mann décrit des pratiques symptomatiques de l’époque comme la toute récente photographie, l’engouement pour le chocolat ou le phonographe…
[2] Contrairement à Mann qui par exemple décrit en détail la ville de Davos
[3] De ce point de vue, le roman peut être considéré comme irremplaçable parce qu’il doit « penser la vie de l’homme et sa métaphysique concrète. »
[4] « C’est dans cette abolition de l’arrière-plan que je vois la révolution structurelle que Musil a effectuée » écrit Milan Kundera dans "Les testaments trahis". (page 196)
* Robert Musil, Les désarrois de l'élève Törless
* Présentation de Thomas Mann
<<< Christian Broussas - Feyzin - 1er juin 2013 - <<<< © • cjb • © >>>
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