Yasmina Reza, Heureux les heureux
Victor/Artcomart/Flammarion
Référence : Yasmina Reza, "Heureux les heureux", éditions Flammarion, 220 pages, janvier 2013, gencod 978-2-0812-9445-5
Molière de l'auteur, Tony Award de la meilleure pièce, Grand prix de théâtre de l'Académie française en 2000
Ce n'est plus une pièce de théâtre mais un roman que Yasmina Reza propose cette fois-ci, et toujours une étude pointilleuse des relations entre des êtres qui s'aiment peut-être mais se déchirent, destins qui se nouent et de dénouent au gré des crises et des non-dits.
Entre ironie et humour noir, elle brosse le portrait de ceux qui paraissent à l'aise dans la société actuelle, celle du paraître qui cache une comédie humaine aussi terrible, implacable que celle de Balzac. Comme l'affirme l'une des ses héroïnes, « Les émotions sont assassines. Je voudrais que la vie avance et que tout soit effacé au fur et à mesure. »
Yasmina Reza et la guerre des sexes
"Heureux les heureux ", un roman écrit en forme de monologues à travers les aléas de dix-huit personnages complexes dont l’auteure analyse sans concession les états d'âme, mélange subtil d'hystérie et de désespoir. Le titre est un clin d’œil plutôt cruel aux "Huit Béatitudes" que le Christ a énoncé dans son Sermon sur la montagne (Saint Matthieu 5-3), mais sans la compassion du saint pour les humaines créatures pris dans les pièges de leurs sentiments, les chausse-trappes du mariage, de l'adultère ou de l'amitié.
Dans ces couples éclatés, on se demande qui est le bourreau et qui est la victime dans ces combats de colère rentrée, déversée, toujours stérile. Des personnages comme ce cancérologue baladeur, homo, maso, miné par ses angoisses. Même le couple fusionnel des Hutner ne sait comment gérer leur fils Jacob qui se prend pour Céline Dion, s’habille comme elle, imite l’accent québécois, essaie de chanter comme elle dans sa cellule de l’hôpital psychiatrique. Les "egos" ne sont pas loin qui déchaînent les passions d’individus pourtant socialement assis, qui s’ennuient, subissent, renferment certaines formes de sadisme dans les blessures, la peur ou la confrontation.
Certains tournent plus à la dérision, ce joueur pitoyable trahi par sa femme qui a mal donné et mange son roi de trèfle, ou la prise de bec finale lors de la distribution des cendres après de décès du patriarche qui aurait plutôt dû être un moment de communion collective. Dans cette société contemporaine qui a chassé le divin, « la vie au bout d'un moment, c'est une valeur idiote, » clame Yasmina Reza comme un credo d’une société désenchantée.
Yasmina Reza entre mister Hide et miss Jekill - Interview
L’écriture de ce roman correspond pour Yasmina Reza a la disparition de cette mère qui compta beaucoup, cette violoniste juive d'origine hongroise incinérée peu de temps après qu’elle eut mis un point final à son récit. « Il y a dans ce livre des personnages et des éléments inspirés d'un monde qui n'existera plus. La fiction anticipe souvent sur la vie, » dit l'auteur en cachant son émotion. Elle fréquente peu les medias, recevant de temps à autre un trophée pour l’une de ses pièces de théâtre jouées dans un nombre impressionnant de pays, évitant de se mêler aux exégètes de son œuvre ou de commenter les essais qu’on lui consacre. Elle ne tient pas à s’immiscer dans des débats tortueux genre auteure à succès ou d’avant-garde et se demande pourquoi elle est jouée dans tous les grands théâtres du monde... sauf à la Comédie française.
Ces nouvelles "scènes de la vie conjugale" sont tout en contrastes, antithèse entre la violence du propos et un style léger et enlevé. Et les couples qui échappent à sa froide description au scalpel ne sont pour elle que des couples « confits dans un bien-être asphyxiant ». Aucun n’échappe à son pessimisme existentiel et même si elle ne s’est jamais fait beaucoup d’illusions sur le couple, elle précise «Je me méfie du mot "amour". C'est un mot difficile à manier.»
Finalement, ils lui sont précieux ces héros dont elle déshabille l’âme pour mieux dénoncer leurs petitesses et leurs insuffisance, eux au moins sont vivants, se battant contre des moulins et contre eux-mêmes, en tout cas jamais atteints par ces bas sentiments bourgeois que sont la résignation, la patience ou la nostalgie simplement faits pour éviter d’avoir mal à l’autre et à leurs émotions. Il paraît que seule la douleur peut la pousser à écrire. Elle en donne dans ce roman une preuve éclatante.
Repères bibliographiques
Théâtre : Conversations après un enterrement, 1987 - La Traversée de l'hiver, 1990 - « Art », 1994 - L'Homme du hasard, 1995 -Trois versions de la vie, 2001 - Une pièce espagnole, 2004 - Le Dieu du carnage, 2006 -Comment vous racontez la partie, 2011
Récits et essais : Hammerklavier, 1997 - Une désolation, 1999 - Adam Haberberg, 2003 - Nulle part, 2005 - Dans la luge d'Arthur Schopenhauer, 2005 - L'Aube le Soir ou la Nuit, 2007
Bibliographie : Salah El Gharbi, Yasmina Reza ou le théâtre des paradoxes, L'Harmattan, 2010 - Alice Bouchetard, Yasmina Reza, le miroir et le masque, Éditions Léo Scheer, 2011 - Hélène Jaccomard, Les Fruits de la passion : Le théâtre de Yasmina Reza, Berne, Peter Lang, 2013
<<<<<<<< Christian Broussas - Feyzin - 16 juillet 2013 - © • cjb • © >>>>>>>>>>>>
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