Yves Courrière La Guerre d’Algérie
Yves Courrière
Référence : Yves Courrière, "Les fils de la Toussaint" et "Le temps des léopards"
La Toussaint 1954 marque ce qui deviendra vite la guerre d’Algérie, « pacification » à la française. Mouvement voulu, préparé et réalisé par une poignée d’Algériens dirigés par les six dirigeants historiques chapeautés par Mohammed Boudiaf. [1]
Ce sont des hommes écœurés par l’attentisme des autorités françaises qui ne font rien, [2] ne veulent mettre en place aucune réforme, même celles qui ont été votées comme le statut de 1947 sur la réforme des institutions comme la suppression des communes mixtes et une meilleure représentation des populations musulmanes. Des hommes également écœurés par les querelles stériles entre les messalistes, les partisans du vieux leader Messali Hadj, et le courant Lahouhel qui joue encore la carte de l’intégration. Pas vraiment d’intellectuels dans ce mouvement, c’est surtout les régions le plus défavorisées qui sont à la pointe du mouvement, l’est du pays, le constantinois, surtout la Kabylie et les Aurès, zones très pauvres et très difficiles d’accès, des gens fiers et, des nationalistes comme les Kalyles et les Chaouïas. [3]
Les fils de la Toussaint et Le temps des léopards
La Toussaint 1954 est importante pas tant par la puissance des attentats qui ont fait peu de dégâts que par l’impact psychologique des actions, le fait que les attentats même modestes, ont eu lieu dans tout le pays, ce qui prouve une organisation centralisée, implantée dans toutes les régions et capable de lancer des actions coordonnées dans tout le pays. . [4]
De quoi frapper les imaginations et inquiéter la communauté pied-noire. C’est aussi la naissance d’un mouvement qui, après s’être appelé au tout début le CRUA, prend le nom de FLN, Front de libération nationale, aidée de son fer de lance l’ALN, l’armée de libération nationale. [4 bis]
Les "Ultras" vont vouloir exploiter ces attentats sans grande portée, « vous voyez qu’il faut les serrer, note Vaujour le patron de la police, ironique, les tenir. Alors n’attendez pas, arrêtez tous ces nationalistes. On n’est pas protégé. » Les "gros bonnets ", le sénateur Henri Borgeaud, le richissime Laurent Schiaffino ou le directeur de l’Écho d’Alger Alain de Sérigny n’auront de cesse de verser de l’huile sur le feu. Suit une première répression qui s’abat sur les membres du MTLD qui n’y sont pour rien. Le Gouvernement général est, écrit Yves Courrière « cette hydre qui fait la pluie et le beau temps, centralise tout, freine, s’enlise dans des tonnes de papier… »
Dans cette situation, même le gouverneur général Jacques Soustelle qui a remplacé Roger Léonard, est écartelé entre les colons ultras qui parlent uniquement répression et les coups de boutoir du FLN qui virent parfois à la révolte aveugle et meurtrière ou aux massacres comme dans la constantinois le 20 août 1955. Le rapprochement entre les propositions de Soustelle et celle d’un homme comme Ferhat Abbas [5] aura fait long feu après ce 20 août où les eux chefs du Constantinois Zighout et Ben Tobbal lancent une foule fanatisée contre les européens, action qui se solde par une vaste tuerie et une féroce vengeance. (71 morts européens et plusieurs milliers de morts du côté musulman)
Jacques Soustelle qui a déjà perdu ses collaborateurs de gauche –Juillet, Vincent Monteil et Germaine Tillion ont démissionné- fait semblant de croire à son plan de pacification basé sur l’intégration et la reconnaissance d’une troisième force mais ne parvint pas à contenir la répression aveugle, la peur réciproque qui s’installe et la haine entre les deux communautés.
A Alger, relativement épargnée jusqu’alors, la constitution du tandem Yaceb Saadi-Abane avec Bouchafa comme bras armé, aboutit au « nettoyage » de la Casbah. D’autant plus que l’opération Oiseau bleu, ce contre maquis manipulé par le FLN et le prétendu retournement de Yaceb Saadi aboutirent à des fiascos étouffés par l’armée. [6] Après ces deux épisodes, l’armée classique déconsidérée laisse la place aux paras du 3ème RCP de Bigeard –surnommés les longs nez- les paras du 11ème choc, régiment-action du SDECE (contre espionnage) les commandos de Hentic. Tandis que la rébellion s’étend, Edgar Faure dissout l’Assemblée nationale condamnant du même coup le plan Soustelle.
Krim Belkacem
Les colères de Robert Lacoste
Le nouveau gouverneur général, avec rang de ministre, député de Dordogne, le seul ayant accepté ce poste à haut risque, est un des caciques de la SFIO. Fort en gueule, bon vivant et chaleureux, il veut conduire une politique de balance entre réformes et pacification musclée. La douche froide reçue par Guy Mollet le 6 février 1956, la haine des ultras qui ont entraîné les «petits blancs » et le renvoi du général Catroux par un Guy Mollet qui a cédé à la rue, n’ont pas trop entamé le moral de Robert Lacoste qui va quand même rapidement déchanter.
Premier bilan : l’armée du général Lorillot n’a rien compris aux principes de la guérilla, les désertions augmentent chez les Nord-africains engagés dans l’armée française, des européens –souvent liés au communisme- rejoignent maintenant la rébellion. Le FLN va liquider le PC algérien, dernier bastion qui lui résiste- et poursuivre son harcèlement, l’escalade de la guerre révolutionnaire. Réponse de Lacoste et de Max Lejeune ministre de l’armée de terre : quadrillage des zones et rappel du contingent. Mais le problème est ailleurs. Le commandant Jean Pouget résume bien la situation : « La notion essentielle de la guerre subversive, c’est le con tact. L’état-major est paumé parce qu’il en manque. C’est le commandant de quartier qui est au contact. Et c’est justement là qu’il y a rupture de commandement. » Il illustre lui-même le contre-exemple en faisant d’un tas de rappelés abandonnés à eux-mêmes un groupe de « léopards » opérationnels. [7]
Lacoste met au pas les potentats, fait le ménage au Gouvernement général, met en œuvre la réforme agraire et le statut de 1947, en particulier le collège unique, mesures indispensables mais pas vraiment faites pour rassurer le clan européen, ni même la population musulmane après l’exécution des deux militants FLN Zabana et Ferradj. Après le congrès de la Soummam en Kabylie qui se tient en août-septembre 1956, le FLN se dote d’un formidable instrument politico-militaire qui marque la prééminence de la résistance intérieure. Trois hommes en particulier, Abane et les deux chefs historiques Krim ben Kacem et Ben M’Hidi dominent le mouvement qui entre dans une nouvelle phase. [8] Le FLN pour intensifier la lutte et répondre au contre-terrorisme des ultras constitue des équipes pour fabriquer des bombes, réponse au terrible attentat de la rue de Thèbes dans la Casbah. Le 30 septembre 1956, deux bombes particulièrement meurtrières explosèrent en plein centre d’Alger, au Milk-bar et à la cafeteria de la rue Michelet, traumatisant la population européenne. La police eut la preuve que des européens et des communistes travaillaient pour le FLN.
Après l’arraisonnement de l’Athos livrant des armes égyptiennes à la rébellion, on assiste à l’épisode pitoyable de l’arrestation à l’aéroport d’Alger des chefs de la rébellion extérieure dont Ben Bella et Boudiaf Le FLN déclara alors la guerre à outrance et fera abattre par Ali la pointe le tout puissant président de l’assemblée des maires Amédée Froger. Son enterrement sera l’occasion de terribles « ratonnades » qui creuseront un fossé infranchissable entre les deux communautés –objectif du FLN- et aussi de constater l’impéritie d’une police composée surtout de « pieds-noirs, » incapable de maintenir l’ordre et d’éviter les débordements. Avec la nomination de Raoul Salan à la tête de l’armée et l’arrivée des paras engagés à Suez, « la bataille d’Alger » pouvait commencer.
Jacques Soustelle et Robert Lacoste avec François Mitterrand
La bataille d’Alger
La Casbah est au FLN et les attentats se multiplient dans les quartiers européens. La réaction va être à la mesure du problème : les paras de Massu avec Trinquier, Godard, Bigeard… investissent la Casbah et appliquent les méthodes utilisées en Indochine contre les Viets. Les civils perdent le pouvoir même si Paul Teitgen résiste, au profit de l’efficacité militaire. [9] Et les résultats ne se font pas attendre : la grève générale décrétée par le FLN est cassée, la Casbah est mise en coupes réglées et muselée par des paras bien décidés à briser toute résistance.
La torture systématique donne des résultats impressionnants et Bigeard exulte : la Casbah est nettoyée de ses armes, de ses bombes et beaucoup de ses responsables FLN. [10] Les paras de Château-Jaubert et de Godard ne sont pas en reste, qui arrêtent les "traîtres" comme l’inspecteur Ousmer ou les époux Gautron. Mais c’est Bigeard qui prit dans sa nasse Hamida et surtout Larbi ben M’Hidi, l’un des "six fils de la Toussaint". Confrontation entre les deux hommes : un chef s’impose par l’exemple, tire son autorité des vertus qu’il incarne. Pour Ben M’Hidi, tous les moyens sont bons pour atteindre les objectifs, « une bombe est préférable à un long discours. » Pour Bigeard, une contre guérilla de même nature doit répondre à la guérilla pour avoir une chance de triompher… avec toutes ses conséquences.
Dixit le ratissage et la torture. Ben M’Hidi sera finalement fusillé… dans de mystérieuses circonstances. Dixit aussi le pouvoir très théorique de Robert Lacoste sur la maîtrise de la bataille d’Alger, les réactions contre la torture ou les griefs d’un Paul Teitgen. [11] Germaine Tillion [12] qui enquête sur les prisons d’Alger, est atterrée de constater que toute l’élite algérienne est en prison. [13] Elle eut l’opportunité de rencontrer Yacef Saadi, le responsable FLN d’Alger, qui accepta d’arrêter les attentats si les exécutions cessaient. [14] Mais encore une fois, ce fut une occasion perdue et rien de concret n’en ressortit.
Le colonel Trinquier fut chargé de quadriller et de contrôler le Grand Alger et Bigeard fut rappelé. La seconde bataille d’Alger pouvait commencer. Le filet se resserra rapidement sur Yacef Saadi et son adjoint Ali la pointe. Beaucoup de membres de leur réseau tombèrent, d’autres appelés les "bleus de chauffe" furent retournés. [15] Yacef Saadi lui-même fut pris dans sa cache de la rue Caton puis Ali la pointe dans sa planque de la rue des Abdérames.
Le 8 octobre 1957, la bataille d’Alger était terminée et le FLN d’Alger exterminé.
Les généraux Jacques Massu et Marcel Bigeard
Notes et références
[1] Les chefs historiques : Mohammed Boudiaf, Mourad Didouche, Ben M’Hidi, Ben Boulaïd, Rabah Bitat, Krim Belkacem
[2] Le gouvernement Pierre Mendès-France n’aura guère le temps d’intervenir en Algérie et ses velléités de réforme seront vite abandonnées après sa démission
[3] Il faut aussi citer les 3 représentants permanents auprès des pays arabes au Caire Ahmed Ben Bella, Aït Ahmed et Khider
[4] Parmi les dégâts les plus notables, on peut citer : Bombes aux pétroles Maury et à radio-Algérie à Alger, incendies et gendarmes attaqués à Tizi-Ouzou, incendies et attaques de casernes du côté de Boufarik, attaques multiples et bombes dans les principales villes de l’Aurès à Batna, Biskra, Arris et Khenchala
[4 bis] L’Algérie de la rébellion : willaya 1 (Aurès), Ben Boulaïd puis Chahani, Adjel Adjoul, willaya 2 (Constantinois) Didouche mourad, Benaouda, puis Ben Tobbal et Zighout, willaya 3 (Kabylie) Krim Belkacem, Mohammedi Saïd puis Amirouche, willaya 4 (Algérois) Bitat, Ouamrane, Si M’Hamed, Sadek, willaya 5 (Oranais) Ben M’Hidi puis Boussouf, willaya 6 (la Sud) Si Chérif
[5] Voir le texte et les propositions de Ferht Abbas pages 512-516
[6] C’est aussi l’époque en août 1956 où le FLN se dote des bases politico- militaires qui lui manquaient au congrès de la Soummam
[7] Voir l’exemple pages 680-685
[8] Les 5 membres du comité directeur, le CEE, furent Krim ben Kacem, Ben M’Hidi, Abane, Ben Khedda et Saad Khalab
[9] Voir l’analyse de Courrière page 794
[10] En particulier Mostefa Bouhired, Rahal Boualem, le bachaga Abdelkader Boutaleb
[11] Voir sa lettre à Robert Lacoste du 29 mars 1957 – pages 846-848
[12] Germaine Tillion, ethnologue, ancienne conseillère technique de Jacques Soustelle et créatrice des centres sociaux en Algérie
[13] Elle s’est rendue en Algérie au nom de la Commission internationale contre le régime concentrationnaire – Voir son livre intitulé "Les ennemis complémentaires" paru aux éditions de Minuit
[14] Voir sa lettre à Germaine Tillion pages 869-870
[15] On arrêta notamment Farès Saïd, , Ghandriche dit Zerrouk le chef de la zone Est-Alger, Hami Mohamed le chef de la zone 1, Hafaf dit Houd le responsable Liaison et renseignement et les deux adjoints de Yacef, Kamelet Si Mourad le spécialiste de la confection des bombes
Voir aussi
*Yves Courrière : Camus et la guerre d'Algérie
<<<<<< Christian Broussas - Feyzin - juillet-août 2013 - © • cjb • © >>>>>>>>
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