Bernard Clavel Ecrits autobiographiques
Bernard Clavel, qui êtes-vous ?
[Les textes en rouge renvoient à mes articles wikipedia]
Il y a une résonance, une connivence entre ces deux ouvrages où Bernard Clavel égrène ses souvenirs et nous livre une partie de lui-même dans Les Petits Bonheurs et Bernard Clavel, qui êtes-vous, qui font l'objet d'une partie de cette présentation. Évoquant des souvenirs, Bernard Clavel nous confie que « ce sont des choses que l'on croit avoir oubliées, mais qui sommeillent en vous et ressortent quand quelqu'un s'avise de les aiguillonner. »
Sa vocation d'écrivain transparaît, se dévoile quelque peu avec cette citation de Jean Guéhenno : « Les impressions d'enfance marquent la couleur de l'âme, » et son passé entre une mère conteuse-née et un père ressassant des souvenirs comme Henri Gueldry dans son roman Quand j'étais capitaine qu'on retrouve dans les tranchées creusées avec ses copains près du hangar. C'est lors d'un voyage à Lyon qu'il découvre le Rhône, qui va tant compter pour lui, « certain que dès ce jour-là, le Rhône est entré en lui. » Au cours de ses tournées, son père lui enseignait ce que Bernard Clavel nommera plus tard « sa géographie sentimentale ».
Son enfance est un pays de rêves, il plane en haut de l'arbre du jardin, suit avec passion les préparatifs de départ d'un voisin, Paul-Émile Victor, faisant « des tours du monde imaginaires. »
Mais le rêve de l'enfance s'éloigne brusquement avec La Maison des autres, roman largement autobiographique sur son apprentissage de pâtissier, dur apprentissage de la vie aussi pour cet adolescent pour qui la ville de Dole avait été liée au bonheur des repas de famille. Vision contrastée de cette ville qu'il décrira dans Le Tambour du bief avec le canal Charles-Quint et ses écluses. À travers une question sur le message que peut véhiculer un roman, c’est L'Ouvrier de la nuit qui répond, celui qui déplore que les intellectuels ne soient pas considérés comme des travailleurs.
Après La Maison des autres, c’est le début de la guerre, chapitre qui commence par cette histoire de Voltaire : « Le soldat tire à genoux, sans doute pour demander pardon de son crime ». La guerre, vieille compagne « qui le hante » dira-t-il en 2005, avec qui il a des comptes à régler : toujours la conviction que la guerre est dans le cœur de l’homme et qu’il faut opérer pour l’éradiquer, en passant comme il l’a fait, par une prise de conscience longue et douloureuse. De l’occupation, il retiendra surtout un grand amour malheureux et, dit-il, « j’ai passé l’essentiel de mon temps à poursuivre des chimères. C’est je crois, ce qui a rendu la vie si difficile à mes proches. »
Il travaille d’arrache-pied et, comme un artisan têtu, remet constamment l’ouvrage sur son chevalet. Ainsi a-t-il traversé le temps de la guerre Celui qui voulait voir la mer, part loin de chez lui, loin de ses parents, à la découverte de la France puis c’est à Castres que Le cœur de vivants va vivre un grand amour. À l’héroïsme du soldat, il préfère le courage, celui qui « consiste à savoir dire non au pouvoir lorsque ce pouvoir nous oblige à des actes condamnables. » Credo pacifiste de celui qui a écrit Lettre à un képi blanc. Ses 'affinités électives' vont vers des pacifismes Romain Rolland, Jean Giono, Jean Guéhenno et Gilbert Cesbron, « un frère pour moi. » Puis ce fut Les Fruits de l’hiver, la disparition de ses parents, lui qui a été « le déchirement de leurs dernières années. »
Après la guerre, il se marie, vit le long du Rhône à Vernaison au sud de Lyon et peint plus qu’il écrit. Il côtoie les gens simples qui lui inspirent plusieurs romans comme Pirates du Rhône ou La Guinguette et le Rhône, ce fleuve qui est aussi pour lui un 'personnage' qui peut être calme ou traitre, mais qui pique aussi de terribles colères comme dans La Révolte à deux sous ou Le Seigneur du fleuve. Peu à peu, il a délaissé la toile pour les mots.
Vernaison, la vie de famille, la société de sauvetage, son travail de salarié, la charge est énorme : le piège pour un écrivain. Bernard Clavel se qualifie lui-même de « menteur-né », ne sachant vraiment plus la part de biographie dans son œuvre et cite Albert Camus : « Les œuvres d’un homme retracent souvent l’histoire de ses nostalgies ou de ses tentations, presque jamais sa propre histoire. »
Quand on lui parle du Rhône, [1] le défenseur de la nature s’insurge contre « les massacreurs de la nature qui, prédit-il, seront à long terme vaincus.» Bernard Clavel connaissait bien 'le prix du temps', écrivant « une pièce radiophonique par semaine, un roman par an, des émissions sur les disques et les livres, des articles pour des revues comme Résonances… » Telles sont ses 'années lyonnaises' de 1957 à 1964, quai Romain Rolland puis cours de la Liberté. Sa culture s’est forgée pendant ces années : « Tout est dans le tempérament mais tout vient aussi des rencontres, de ce que la pratique des métiers et le côtoiement des êtres vous apportent. » « Être romancier, dit-il, c’est porter en soi un monde, et c’est vivre en ce monde beaucoup plus qu’en celui qui vous entoure. » Malgré sa puissance de travail, Bernard Clavel plonge dans la dépression et il faudra l’intervention de son éditeur Robert Laffont pour qu’il arrive à tourner la page.
Le parc Bernard Clavel a été inauguré en octobre 2011 en bordure de Rhône sur la commune de Vernaison. (voir le site Vernaison)
Vues de Chelles et de Brunoy que Clavel a habité quelque temps
Rupture, « l’éternel vagabond » s’installe dans la région parisienne à Chelles de 1964 à 1969, puis à Brunoy. S’il reste fidèle au stylo plume et au papier, le cinéma s’intéresse à lui et achète les droits de Qui m'emporte, et de Le Voyage du père. Terrible déception. Il ne reconnaît rien de ses romans et préférera désormais les adaptations télévisées auxquelles il participe, et la première, L'Espagnol, réalisé en deux parties par Jean Prat et diffusé en 1967, est un gros succès. Parfois même, ses romans rejoignent la réalité, une réalité qu’il apprend bien sûr après coup : il en donne quelques exemples à propos de L'Hercule sur la place ou Le Voyage du père. Sans doute écrit-il d’abord pour exorciser la mort. Il confesse : « Finalement, je me demande si l’on ne crée pas avant tout pour se survivre ». Et puis, il y eut 1968, pas mai 68, mais la consécration : prix Goncourt surtout, mais aussi grand prix de la ville de Paris et prix Jean Macé. À la question classique, « Pourquoi écrivez-vous », il répond : « Écrit-on jamais pour autre chose que pour aller au fond de soi ? » (p. 123)
Retour au bercail : il s’installe dans la maison des abbesses à Château-Chalon près de Lons-le-Saunier où se déroule l’action de Le Silence des armes. [4] C’est l’époque où il écrit Le Seigneur du fleuve, Tiennot, Le Silence des armes et Lettre à un képi blanc. Avec ses deux derniers livres, c’est l’époque de la polémique, au côté des objecteurs de conscience, « j’estime, dit-il, que je n’ai pas le droit de cesser de me battre pour que la justice et la paix s’imposent ». S’il n’a aucun message à transmettre, il ne peut non plus écrire « une œuvre dégagée ». Il se veut comme son ami Roland Dorgelès « anarchiste chrétien ».
Sa nouvelle vie laisse augurer une grande stabilité, mais c’est le contraire qui se produit : début 1978, il s’installe au Québec avec Josette Pratte, Montréal, puis Saint-Télesphore, « je suis un homme d’hiver » dit-il, saison à laquelle il consacrera un album en 2005. Il revient en France à Paris, puis chez un ami à Bruxelles, le Portugal où il écrit Marie bon pain, Paris de nouveau chez des amis pour écrire La Bourrelle. Le périple se poursuit en 1979 dans une ferme du Doubs qu’il quitte en 1981 pour s’installer à Morges en Suisse sur les bords du lac Léman, renouer avec « La lumière du lac », là où en 1985 ce livre a été élaboré (avant de partir en Irlande).
Bernard Clavel se défend d’écrire des romans historiques - Les Colonnes du ciel sont faits de héros 'modernes' et l’histoire aurait pu se dérouler à notre époque, ou de mélanger réalité et fiction. Il précise : « J’ai fini par acquérir la conviction profonde qu’il y a pour l’artiste un droit absolu d’adhérer de plus près à son œuvre qu’aux êtres qui l’entourent. » Cette fois, il ne s’agit plus d’une simple rupture, c’est un second souffle, un homme résolument tourné vers l’avenir ; il a rencontré Josette Pratte, « un grand amour avec qui j’ai des échanges constants ». Quand on lui reproche un certain égoïsme, il répond que le métier d’écrivain est fatalement une longue solitude. Il parle de Harricana, cette rivière du Québec qui coule dans Le Royaume du Nord des gens qu’il a rencontrés, qui sont devenus personnages, recomposés par son imaginaire. Et il conclut : « Vous voyez : une fois de plus, je n’ai rien inventé et j’ai tout inventé ».
Et s’il ne pouvait plus écrire, si on lui interdisait d’écrire, question cruciale : « Je ne vous ai pas attendu pour me la poser, répond-il à Adeline Rivard, il y a près d’un demi-siècle qu’elle me poursuit… » (Morges, février-juillet 1985)
Les petits bonheurs
Les Petits Bonheurs, Doon House hiver 6-87 – Vafflens-le-Château, mars 1999, Éditions Pocket 14/08/2001 – isbn 2-266-10364-4
À travers ce récit, Bernard Clavel part à la rencontre de son enfance, de son passé. Il revoit ses terreurs d'enfant quand la lampe Pigeon de la salle à manger « n'éclairait jamais certains recoins d'où pouvaient bondir des ogres, des loups ou des monstres. » Frayeurs d'enfant qu'amplifie son imagination, visions d'animaux qui peupleront ses livres pour la jeunesse. [2] Sa mère renforce cette tendance, elle qui « appartenait au temps des veillées de contes populaires », née près de Dole dans le Jura où Marcel Aymé devait rencontrer La Vouivre. C'était leur univers, « des personnages de contes… qui vivaient pour elle aussi bien que pour moi », un monde qu'il fera revivre dans ses livres sur les contes et légendes. [3] « Je sais, écrit-il, que c’est dans ces moments-là que sourd ce qui m’a nourri et m’a permis d’écrire ».
Il y décrit le travail de ces humbles artisans aux mains d’or, Vincendon le luthier dont le père de Bernard Clavel conservera religieusement les outils, le père Seguin, cordonnier à l’échoppe qui exhalait des odeurs enivrantes de colle qui chauffait au bain-marie et des cuirs qui trempaient. Le jour où Nini la fille des Seguin, leur parle du Groenland, Bernard Clavel se souvient : « Dès ce jour, ce fut comme si j’avais commencé à préparer mon sac à dos ». Les souvenirs comme le départ sur le Pourquoi pas ? du commandant Charcot du fils Victor, se recomposent et se combinent pour déboucher un jour sur L'Homme du Labrador. « Par nature, par instinct, nous confie-t-il, je me sentais déjà du nord ». Bien sûr, dans ses souvenirs, on retrouve la tante Léa et l’oncle Charles, « ce vieux baroudeur qui avait connu les campagnes d’Afrique et d’Extrême-Orient », héros de son roman Quand j'étais capitaine.
Tous ces récits, la fin tragique de la mère Magnin, les balades dans la vieille auto de la mère Broquin, les amis cheminots de son père, vont s’imprégner dans la mémoire du jeune homme, ‘oubliés’, endormis mais qui alimenteront peu à peu son imaginaire. Bernard Clavel « profitait de leurs propos ». Il vivait avec eux leur vie simple, parfois leurs aventures, « c’est ainsi que je devais me rendre jusqu’à Istanbul dès l’âge de cinq ans à travers les récits d’un autre cheminot : le père Tonin ». Il lui suffisait d’un chêne étêté qui devenait navire de haute mer et il était « tour à tour Christophe Colomb, Vasco de Gama ou Charcot », Robinson Crusoé parfois quand « mon bateau se muait en île ».
Ce vieux chêne qu’il ne soumet à un sévère élagage que sur injonction de son père, a des airs de famille avec L’Arbre qui chante. C’est aussi cette absence de livres chez lui qui l’a marqué, et il se demande « si tous les enfants qui ont vécu leurs jeunes années dans une maison sans livres sont, comme je l’ai été, fascinés par la chose imprimée ». Il gardera des impressions profondes, rémanentes, des impressions de peintre avec ces reproductions de Bosch et de Pieter Bruegel dont ils retrouvent certains traits dans le visage de cette folle entrevue un jour en gare de Chaussin. En peinture, c’est sa tante Léa qui fut son initiatrice, l’aidant à développer ses dons naturels pour le dessin, lui présentant Delbosco, un voisin peintre.
À travers les menues distractions qui étaient autant de petits bonheurs, la joie de la retraite aux flambeaux, titre d’un de ses romans, se dessine L'Hercule sur la place qui doit ressembler à son oncle Paul, coiffeur à Dole. Dole, la ville de sa mère où il allait voir la maison natale de Pasteur et, sur le belvédère, admirer le panorama. Un jour de balade, il découvre, béat, le lac Léman dont il écrira Les Légendes. Nostalgie de l’almanach, nostalgie des textes de Roland Dorgelès, « des bonheurs d’enfants qui peuvent déboucher sur de belles joies d’homme », des extraits de Maria Chapdelaine, « de la neige, de la glace… nous parlions du Canada comme d’un paradis », avant-goût du Le Royaume du Nord. Des quelques livres entrés parcimonieusement chez lui, il dira « c’est d’eux que me vient l’essentiel de ce qui a nourri mes romans ».
Les souvenirs plus récents, c’est le temps de La Grande Patience, l’apprentissage à Dole chez un pâtissier « qui était une brute », c’est le temps des années noires que son ami Jean Guéhenno a si bien décrit dans son Journal, la montée du nazisme et la guerre. « Les hommes sérieux murmuraient, écrit-il. Tout ça ne sent pas bon. Ces nazis sont en train de nous préparer de grands malheurs ». Les Grands Malheurs, titre de son dernier roman.
Les Petits Bonheurs, c’est tout ça, les histoires, la vie quotidienne, les émotions qui l’ont marqué où l’on retrouve toute son iconographie, c’est d’abord une incursion dans ce qu’il appelait « sa géographie sentimentale ».
Écrit sur la neige
Ce livre où Bernard Clavel égrène ses souvenirs, ce qui a fait sa vie et nourri son œuvre, est né d’une série d’interviews recueillis par le journaliste Maurice Chavardès. Il y développe ses conceptions, disant qu'il écrit « pour communiquer mes émotions à mes semblables et pour en provoquer le renouvellement, » que ce métier requiert de la patience pour l'apprendre mais que « ne deviendra romancier que celui qui est né romancier : c'est-à-dire celui qui porte en lui un monde et le désir profond de l'animer. »
Il y évoque son enfance, son univers à Lons-le-Saunier avec ses parents, tout ce qui a disparu depuis, démoli, le jardin bétonné, saccageant ses souvenirs, qu’il ressent comme une blessure. Il revoit ces petits riens qui affleurent à sa mémoire comme la lampe pigeon de sa mère. Il voudrait retrouver les crépuscules d’hiver, le silence qui accompagne cette fuite de la lumière, « il imprégnait les âmes et ce qui pénètre ainsi une âme d’enfant peut à jamais colorer l’existence d’un homme. » Il était alors un rêveur invétéré.
Il y eut d’abord la peinture, cadeau de la tante Léa qui sera son initiatrice. Puis il rencontra à Lons-le-Saunier près de chez lui Roland Delbosco, un peintre-poète qui lui inocule le virus, lui fit découvrir le Rhône à Vernaison où il s’établit pour plusieurs années. Le Rhône, ce fleuve qui hante nombre de ses romans, de Pirates du Rhône jusqu’à La Table du roi. Vernaison [1] est une étape essentielle, il s’y est marié, ses enfants y sont nés, là-bas il s’est colleté à la peinture puis à l’écriture. Là-bas, il fait la connaissance d’un amateur d’art Louis Mouterde chez qui il découvre la peinture de l’école lyonnaise. Ses goûts le portent aussi vers les impressionnistes et la peinture hollandaise, pays où il aime se rendre pour visiter les musées, surtout Rembrandt et Bruegel, le peintre qui l'a le plus marqué dans sa jeunesse.
Bernard Clavel n’aime pas évoquer le contexte de ses romans et des aspects biographiques qu’ils contiennent, « Parler de moi m’agace très vite » dit-il. Sur le métier d’écrivain, ou plutôt ce que « l’individu porte au plus secret de son être sensible », il sait pour l’avoir vécu que « tout vient de la vie », de ce que l’écrivain engrange de 'matière première', expériences faites d’événements et de sensations. « L’art est fait d’impulsions mises en forme. »
Généralement, ses œuvres il les porte longtemps, les laisse mûrir puis s’y invertit totalement jusqu’à oublier le présent et délaisser ses proches. Même s’il y répugne, il évoque la genèse de La Saison des loups, sa visite à Salins-les-Bains et le choc quand il découvre cette guerre oubliée quand la Franche-Comté, humiliée et dévastée, devient française, comment ses personnages l’ont amené à donner une suite à ce premier volume dans La Lumière du lac.
À la question de savoir s’il est un intellectuel, Bernard Clavel répond qu’un homme doit pouvoir changer de métier, lui se verrait plutôt menuisier ou charpentier. Sa vocation, même s’il n’aime guère ce mot, il l’a considère comme un 'bouillon de culture' : « Je suis né sensible, j’ai été élevé par une mère qui l’était, par un père secret… notre entourage d’artisans raconteurs d’histoires m’a impressionné. » Petit, on l’accusait de mentir alors que, dit-il, il ne faisait que « raconter des histoires. »
Son engagement s’est fait peu à peu, de façon naturelle, l’amenant à défendre un humanisme basé sur la sauvegarde de l’homme et de la nature, le recours à la non-violence. Pour lui, « un fleuve, une terre, un vignoble, des forêts sont tellement liés à l’existence de l’homme qu’il me paraît impossible que l’humanité oublie ce lien sans courir à sa perte. » Engagement pour l’écologie et les enfants martyrs, engagement contre l’État guerrier et marchand d’armes. Engagement aussi dans l’affaire Jean-Marie Deveaux ou l’affaire Buffet-Bontemps contre la peine de mort, contre les pratiques policières, l’impéritie de la justice et du système pénitentiaire. C’est un homme en colère qui fustige policiers et magistrats indifférents ou trop répressifs.
Tant que l’injustice sévira jusqu’aux plus hauts degrés de l’État, le problème de la délinquance restera entier. Mais il continuera malgré tout à se battre contre la violence et la haine. « Ma vie est plantée de jalons en forme de clefs », confie-t-il à son interlocuteur. Sa rencontre avec Louis Lecoin en est un. Il écrit dans ses revues Liberté et Défense de l’homme, il participe avec lui à son combat pour le statut d’objecteur de conscience. Son pacifisme remonte à cette nuit d’août 1944, nuit de torture d’un pauvre type qui lui laisse dans la bouche un goût de fiel. C’est le souvenir de cette nuit qu’il utilisera dans L'Espagnol pour peindre une scène semblable. Mais le petit garçon jouait à la guerre et creusait une tranchée dans le jardin de son père : épisode qu’il rappelle à plusieurs reprises et reprend dans son roman Quand j'étais capitaine. Sa rencontre avec le père Maurice Lelong devait aussi l’influencer, évoquant ensemble Romain Rolland, défendant les insoumis et luttant contre la guerre d’Algérie.
Banque des céréales Marche de la paix
Son rejet de la guerre l’amène à publier Le Silence des armes, puis sa Lettre à un képi blanc. Il aura d’ailleurs l’occasion de rencontrer son contradicteur le caporal Mac Seale, « ouvert au dialogue, intelligent, et qui avait fort bien compris mon livre. » Hasard de la vie, il retrouve en Allemagne Hans Balzer, soldat allemand qui pendant l’hiver 1942-43 se trouvait comme lui à la prison de Carcassonne. Immense émotion, surtout quand ils visitent Buchenwald et parlent de leur admiration pour Romain Rolland.
Son engagement, c’est aussi sauver les enfants à travers l’association Terre des Hommes et du livre Le Massacre des innocents qu’il écrit à son profit. Avec Claude Mossé et les medias suisses, il se bat pour les enfants du Bengale, se rend sur place et se bat pour acheminer le maximum de vivres. Il y a certes la violence individuelle, Bernard Clavel sait combien il est facile d’y succomber, combien aussi des jeunes comme les héros de son roman Malataverne peuvent en être victimes, mais la violence d’État est encore la plus pernicieuse. Pour lui, l’arme absolue est la non-violence, la seule utilisable « sans enfreindre aucune loi morale. »
[Voir mon article sur les combats de Bernard Clavel intitulé Droits de l'homme]
Sur le plan littéraire, il reconnaît lire peu de romans et, en matière d’influence note son ami et biographe Michel Ragon, « le rapprochement de tant d’auteurs (une dizaine) signifie qu’en réalité, il ne ressemble à personne. » Le jour où il démissionne de l’Académie Goncourt, il skie dans le Jura avec des amis, « la vraie vie », entre partage et amitié, « nous écrivons toujours sur la neige, note-t-il, le tout est de savoir à quelle heure se lèvera la tempête. »
Les décorations et les prix littéraires ne l’ont jamais intéressé, même s’il a obtenu le prix Goncourt dans des conditions assez rocambolesques auxquelles il est resté totalement étranger. Même s’il a obtenu de nombreux prix, il les juge plus néfastes qu’utiles. Ce qui l’a le plus marqué – et beaucoup aidé – ce sont les rencontres, ses premiers amis avec Delbosco qui, de fil en aiguille, vont lui permettre de devenir l’ami d’écrivains comme Hervé Bazin, Armand Lanoux, Roland Dorgelès, puis Jean Giono et Marcel Aymé. Ses livres lui valent l’amitié de philosophes comme Gaston Bachelard et Gabriel Marcel. Il se montre très critique envers les critiques, dénonçant le côté élitiste ou réactionnel de beaucoup d’entre eux. Mais il pense surtout à d’autres rencontres comme celle de Frédéric Ditis des Éditions J’ai lu ou avec le peintre Jean-François Reymond qui débouchera sur la publication du livre Bonlieu ou le silence des Nymphes.
Lors de ses débuts, Bernard Clavel a beaucoup travaillé pour la radio, excellent apprentissage pour lui à Radio-Lyon. S’il est déçu par les deux adaptations au cinéma (Le Tonnerre de Dieu et Le Voyage du père), il s’enthousiasme pour la télévision et participe à l’adaptation de plusieurs de ses œuvres.
Il a également beaucoup écrit pour la jeunesse car dit-il, « quel bonheur de retrouver un moment de sa propre enfance, rechercher ses propres sources d’émerveillement. » Mais il est difficile de traiter de la réalité en édulcorant les côtés les plus négatifs, en évitant toute violence, à promouvoir de nobles sentiments tels que « la droiture et l’honnêteté » sans pour autant bêtifier.
Si l’attitude de l’Église l’a souvent agacé, si sa recherche de Dieu a toujours été difficile, il a réussi à retrouver la foi. Avec l’âge, il lui semble peu à peu apprivoiser la mort, vouloir une mort plutôt lente avec laquelle il puisse se confronter mais, dans les cas extrêmes, être favorable à l’euthanasie.
Á propos de la Franche-Comté et de ses nombreux déménagements, il admet « être un déraciné » et que c’est un constat très « démoralisant ». Ceci l’amène à développer l’un de ses thèmes favoris : l’écologie, la culture biologique, la défense de la planète et de la biodiversité. C’est aussi le cas précise-t-il pour le Jura où il s’était installé plusieurs années dans le village de Château-Chalon près de Lons-le-Saunier, [4] pollué par l’urbanisation et le tourisme. Pourtant, il pense déjà à l’époque, en 1977, à revenir près de ses racines, « l’essentiel serait seulement que je puisse m’en rapprocher le plus possible. » Il réalisera cette aspiration en 2002 lorsqu’il s’installera dans la commune de Courmangoux [5] dans le Revermont bressan, avant que tout soit remis en cause par la maladie [6] et qu'il décède le 5 octobre 2010 à La Motte Sevolex en Savoie..
[1] Voir ma fiche Bernard Clavel entre Lyon et Vernaison
[2] Voir par exemple, Achille le singe, Akita chien fidèle (pocket junior j372), La Louve de Noirmont (pocket junior j559), La Chienne Tempête (pocket junior j449), Wang, chat tigre (kid pocket j381)
[3] Légendes des lacs et des rivières, Légendes de la mer, Légendes des montagnes et des forêts, Contes et légendes du bordelais, Poèmes et comptines.
[4] Voir Bernard Clavel à Château-Chalon
[5] Voir ma fiche Bernard Clavel à Courmangoux
[6] Note de l'auteur
<<<<< Christian Broussas, Carnon-Mauguio, 5 octobre 2013 © • cjb • © >>>>>
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